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contentent trop facilement d’une demi-pureté et regardent la correction comme une condition secondaire, l’art de bien dire compte encore des adeptes nombreux; mais sentir et penser ne représentent pas dans notre littérature ce qu’ils devraient représenter. Le bien dire suffit au plus grand nombre des ambitions, et cette méprise des écrivains est trop souvent encouragée par la frivolité des lecteurs. Les mémoires fidèles savent ce que vaut mon affirmation. Ce n’est pas de ma part une plainte de rhéteur, c’est l’expression franche d’une douleur commune à tous les esprits de bonne foi, habitués à penser par eux-mêmes, à ne consulter personne pour savoir s’ils doivent se réjouir ou s’attrister. L’art d’assembler et d’ordonner les mots, d’aligner des rimes et d’assortir des images a fait chez nous depuis quelques années des progrès si éclatans, qu’il n’a pas eu de peine à envahir le domaine de l’intelligence. Et qu’on ne vienne pas me dire que je crée des fantômes pour me donner le plaisir de les combattre : l’histoire littéraire de notre pays est là pour constater l’envahissement dont je parle. D’ailleurs ceux qui ne limitent pas leur attention à la forme littéraire de l’intelligence savent très bien que le mal ne s’arrête pas là. Les arts qu’on s’obstine à nommer arts d’imitation, par une étrange confusion du but et des moyens, n’ont pas su se défendre contre la puérilité qui attriste à bon droit tous les amis de la poésie. Dans la peinture et dans la statuaire, nous voyons se reproduire la prédominance du métier, le dédain de la pensée. Nous voyons des hommes habiles s’en tenir à l’habileté, consacrer toute l’énergie de leurs facultés à l’imitation servile de ce qu’ils voient, et traiter l’idéal avec un mépris superbe. Pourvu que leur ébauchoir ou leur pinceau copie fidèlement la forme d’une figure ou d’un bahut, ils se déclarent satisfaits, et attendent pleins de confiance les applaudissemens, qui ne leur manqueront pas. C’est dire assez clairement qu’ils ne sont pas seuls coupables. Ils se trompent résolument, car je ne leur fais pas l’injure de croire qu’ils ignorent le but et les devoirs de leur profession; mais leur erreur est pleinement amnistiée par l’indulgence et souvent même par la sympathie de la foule. Il ne faut donc pas s’étonner s’ils persistent dans la voie fausse et mensongère où ils sont entrés.

Dans la musique même, dont le but et les moyens ne sont pas aussi clairement définis que ceux de la peinture et de la statuaire, mais qui, grâce à Dieu, n’a jamais été rangée parmi les arts d’imitation, il se passe quelque chose d’analogue. Au lieu de trouver d’abord un sentiment à exprimer, ceux qui disposent de la voix humaine et des instrumens se préoccupent avec une prédilection fâcheuse des effets qui peuvent étonner l’oreille. Ne leur parlez pas de l’émotion, de l’attendrissement, de la terreur, qui tenaient la