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pamphlet, M. Nettement parcourt toutes ces voies, où l’intelligence contemporaine a laissé la marque d’elle-même. Comment se fait-il pourtant qu’une telle étude ne laisse qu’une idée très inexacte de l’époque qu’elle veut reproduire ? Il ne faut point méconnaître dans ces pages un véritable effort d’impartialité ; mais cette impartialité même ressemble à un artifice de rhétorique. Dans le fond, l’Histoire de M. Nettement, s’il faut le dire, est une amplification sans nouveauté, une étude sans profondeur, une analyse qui passe le plus souvent à côté de la réalité. On a reproché à des écrivains de se perdre dans les nuances ; ce n’est pas M. Nettement qui se perd dans les nuances : il a ses lignes toutes tracées.

Le procédé est bien simple. Voici une société qui se réveille tout à coup en 1830 en proie à une crise formidable, qui travaille péniblement à se rasseoir, livrée aux influences les plus contraires et les plus violentes ; voici, d’un côté, une école traditionnelle, monarchique et religieuse ; voici, d’un autre côté, ce que M. Nettement appelle le rationalisme, qui dans son triomphe se diversifie eu toute sorte de nuances ! Bien : maintenant marchez, tout se rangera à ce double point de vue ; vous avez la clé des jugemens de l’auteur sur les hommes et sur les choses, de ses procédés et de ses divisions. Quant à la conclusion, on ne la demandera point sans doute. Dans le domaine religieux et politique même, nous disons que ces classifications, qui oui une apparence très compréhensive et très supérieure, sont dans le fond une expression très inexacte et très arbitraire de la réalité. Si on cherchait bien où a été parfois la révolution depuis trente ans, il se pourrait qu’on la rencontrât là où ne la place pas M. Nettement, et c’est assurément d’une certaine manière d’interpréter les choses religieuses qu’est né un des goûts les plus périlleux de notre temps pour toutes les choses révolutionnaires. Ce n’est point par des distributions factices des hommes et des opinions que l’auteur aurait pu tracer un tableau vrai et puissant de la vie morale de cette époque dont il s’est fait l’historien ; c’est en pénétrant au cœur même de la société, en l’interrogeant dans ses profondeurs, en replaçant dans son cadre mouvant et libre tout ce travail des idées et des mœurs. Il en faut seulement conclure que les dissertations et les divisions de M. Nettement sont par malheur très insuffisantes, même au point de vue politique.

Qu’est-ce encore, lorsque ces classifications sont transportées dans le domaine des lettres ! M. Nettement croit remarquer que bien des écrivains de notre temps manquent d’esthétique. Il a, quant à lui, une esthétique : elle se résume dans un mot, c’est la théodicée ! Si un historien laisse à désirer, c’est que sa théodicée est incomplète ; si un poète tombe dans l’aberration, c’est que sa théodicée a été en défaut ; si un critique émet des jugemens contestables, c’est que bien évidemment il n’a point de théodicée. La règle est claire et simple, et il n’a pas fallu de grands efforts d’invention pour la trouver ; elle n’a qu’un malheur, celui de ne rien expliquer. Assurément pour quiconque prétend agir par la pensée sur son temps, pour l’historien comme pour le poète, pour l’inventeur comme pour le critique, c’est un imprescriptible devoir, c’est même, ajouterons-nous, un avantage immense d’avoir la conscience assurée sur certains points, sur certains principes immortels qui dominent la vie humaine, de porter dans son esprit cette lumière intérieure