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pour finir par la retraite du cabinet tout entier. Ce n’est pas que cette crise fût imprévue ; elle était apparue déjà comme imminente dans la session du mois de décembre : il n’y a eu d’imprévu que les circonstances, la manière expéditive dont lord John Russell s’est hâté de quitter le pouvoir, espérant sans doute faire une fausse sortie et faisant une sortie très réelle et peut-être définitive. C’est à l’occasion d’une motion proposée par M. Roebuck à la chambre des communes, et tendant à instituer une enquête sur la direction de la guerre et sur la situation de l’armée anglaise en Crimée, que lord John Russell s’est trouvé tout à coup saisi de scrupules. Il n’a pu puiser dans sa conscience, a-t-il dit, aucun motif pour combattre une motion dans laquelle ses collègues naturellement voyaient un acte de défiance. La vérité est que l’état de l’armée est aujourd’hui une des plus vives préoccupations au-delà du détroit. Il y a en Angleterre une complication singulière d’opinions et de dispositions morales ; il y a incontestablement un désir universel de voir la guerre se poursuivre, avec énergie et porter ses fruits, et il y a ce sentiment de patriotisme attristé et en quelque sorte impuissant en présence des malheurs qui ont frappé l’armée anglaise devant Sébastopol. Les peintures des journaux ne fussent-elles qu’à moitié vraies, il en resterait assez pour émouvoir un peuple ; c’est de là qu’est née la motion de M. Roebuck.

Mais quel est le coupable de cette situation ? C’est évidemment un peu tout le monde ; c’est la nation anglaise elle-même, flattée dans son orgueil politique de n’avoir pas besoin de fortes institutions militaires ; c’est la chambre des communes, qui a toujours employé ses efforts à réduire le budget de la guerre ; c’est cette succession de ministères qui ont tous invariablement suivi le parlement dans cette voie de réductions. Le cabinet qui vient de finir assez tristement a sa part sans doute dans cette politique, mais il n’a pu faire que l’organisation de l’armée fût autre qu’elle n’est, que les services administratifs fussent à la hauteur des circonstances. Il s’en est suivi une situation où l’armée anglaise a cruellement souffert et où probablement personne n’eût fait plus et mieux que le ministre de la guerre, le duc de Newcastle. Le cabinet anglais d’ailleurs, fût-il coupable, il le serait tout entier, et c’est ce qui a rendu plus étrange la démarche de lord John Russell, qui a eu l’air de diviser la responsabilité et de décliner toute solidarité avec ses collègues en se retirant devant la motion de M. Roebuck. Lord John Russell n’a réussi qu’à assurer le succès de cette motion et à mettre au premier rang lord Palmerston, universellement désigné aujourd’hui comme le chef d’une administration nouvelle et le directeur des affaires de la guerre. C’est là en effet qu’aboutit cette crise. Ainsi finit un ministère qui avait réuni les forces politiques les plus considérables de l’Angleterre. Il avait l’apparence de la grandeur et de la puissance par sa composition, il avait la faiblesse de tous les cabinets de coalition. Les complications européennes étaient venues offrir un aliment de plus aux antagonismes qui étaient son essence même, en mettant en présence les inclinations plus volontiers pacifiques de lord Aberdeen et les tendances plus nettes, plus décidées de quelques autres de ses collègues. Cependant les nécessités d’une grande situation avaient, pour le moment du moins, suspendu ces luttes intérieures. C’est la guerre qui a prolongé sans nul doute l’existence du ministère anglais, c’est la guerre qui le