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ses limbes, il est bien certain, malgré l’éclatante découverte du médecin anglais, que l’état de choses n’est pas alors changé fondamentalement. De plus en plus les détails deviennent connus, et il arrivera bien un temps où ces détails prendront un corps, se rangeront sous un système, et inspireront la généralité qui fait la science ; mais ce temps n’est pas encore venu. L’avance, au fond, est donc toujours très lente, bien que des faits sans cesse nouveaux et plus délicats soient enregistrés dans les livres des savans. Cela tient à deux causes qui d’ailleurs sont connexes. La première, c’est que la biologie est infiniment compliquée, et qu’elle offre des obstacles tout particuliers à l’investigation. La seconde, plus profonde et plus historique, c’est qu’il était besoin du système entier des sciences inférieures, mathématique, astronomie, physique, chimie, pour que l’esprit humain devînt capable de se mettre au point de vue biologique, tenté qu’il était toujours, dans ses haltes intermédiaires, de prendre pour point de vue celui de la physique ou de la chimie. Or ces sciences inférieures n’arrivaient à une certaine perfection qu’à fur et mesure, et les dernières même n’y atteignaient que dans les XVIIe et XVIIIe siècles. Ces deux causes sont connexes, car, parmi les sciences, les unes ne sont inférieures qu’en raison de leur simplicité relative, les autres ne sont supérieures qu’en raison de leur complication, et voilà pourquoi la doctrine ou systématisation des unes est nécessairement postérieure à celle des autres. Un habile anatomiste se comparait ingénieusement, lui et ses confrères, aux portefaix qui, connaissant très bien les rues de Paris, y circulent sans s’égarer, mais qui ne pénètrent pas dans l’intérieur des maisons et ne savent pas ce qui s’y passe. Le scalpel circulait en effet avec une grande sûreté dans les rues du corps humain, il en suivait les replis et les sinuosités, mais les maisons lui étaient fermées, ou, du moins s’il les ouvrait, il ne savait ce qui s’y faisait, et les ouvriers qui manipulaient les matériaux de la vie et entretenaient le jeu de l’organisme lui demeuraient invisibles.

Enfin, tout étant préparé, les travaux de détail ayant été poussés suffisamment, le système des sciences inférieures étant solidement établi, et en particulier celui de la chimie venant d’être inauguré avec un grand éclat, il se trouva un génie profondément spéculatif, Bichat, qui, abandonnant la voie suivie, se détourna des parties spéciales, et considéra les tissus dont la réunion constitue l’ensemble du corps. L’œil embrassa dès lors, au lieu des muscles innombrables, le tissu musculaire doué de la propriété motrice ; au lieu des filets nerveux disséminés de tous côtés, le tissu nerveux doué de la faculté de transmettre le sentiment et le mouvement ; au lieu des membranes diverses, le tissu séreux doué de la propriété d’isoler les organes et