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c’est une des devises favorites du Français. Si le mongo avait cru pouvoir venir à bout d’un Marseillais ou d’un Normand par une fourberie, il s’était trompé, ainsi que le lui prouva le capitaine Brulot. Sa dupe était prête à rendre quatre fourberies pour une, afin de remettre la main sur sa propriété. Du reste, le capitaine se montra d’une politesse toute française, et veilla à ce que les prisonniers ne manquassent de rien. « Monsieur le mongo doit savoir, dit-il à Ormond, que la loi n’a guère de force sur la côte d’Afrique ; par conséquent monsieur le mongo, ayant déjà manqué à sa promesse, ne sera pas étonné s’il reste prisonnier tant qu’il n’aura pas rempli ses engagemens. » Il fallut céder. Ormond descendit à terre en laissant Canot comme otage, et il avait déjà envoyé une partie des deux cents esclaves réclamés, lorsque tout à coup un négrier espagnol apparut. L’alarme fut donnée, Canot délivré de force et le navire de Brulot pillé. « Adieu, mon cher, lui dit Canot en emportant la caisse du navire ; c’est la fortune de la guerre. » Telles sont les notions morales des trafiquans d’esclaves ; le plus honnête et le plus spirituel de tous ceux qui figurent dans ce récit, l’ingénieux capitaine français, fut complètement ruiné par trop de probité et de politesse. Il n’est pas bon d’avoir de la morale, même à dose très minime, dans un commerce où il faut à chaque instant tuer pour sauver sa vie, mentir pour cacher sa marchandise, et voler pour éviter d’être volé.

Le métier de trafiquant d’esclaves a des périls de plus d’un genre, ainsi que put s’en apercevoir don Théodore Canot. Quelque temps après cette aventure, il fit voile pour Cuba avec une cargaison, et fut surpris en mer par un croiseur anglais. Les Anglais firent feu, l’équipage de Canot répondit, et un combat sanglant s’engagea ; mais les hommes du vaisseau négrier lâchèrent bientôt pied et refusèrent d’aller à une mort inévitable. Canot fit des prières désespérées, promit à chacun deux onces d’or et la valeur d’un esclave à la fin du voyage. L’avarice rendit du cœur à l’équipage, qui se fit vaillamment massacrer. Cependant le bruit du canon avait donné l’alarme, un nouveau navire anglais accourut au secours du croiseur qui avait engagé l’action, et Canot, voyant qu’il allait inutilement sacrifier son équipage, consentit à se rendre prisonnier au capitaine anglais, qui, en admiration de son courage, ordonna de le déposer avec quelques-uns de ses hommes sur une île voisine, en lui souhaitant meilleure chance pour l’avenir.

« Quelle anxiété que celle qui dévore le commandant, d’un navire négrier pendant la traversée ! s’écrie Canot. Des esclaves au-dessous de vous, un soleil brûlant au-dessus, la mer bouillonnante tout autour, une atmosphère desséchante, des matériaux de mort entassés à vos côtés, un fantôme de croiseur toujours à votre poursuite derrière vous,