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et qu’un commis devait veiller aux intérêts du maître qui le payait : il s’aperçut bientôt que ces étranges notions de morale scrupuleuse ne serviraient qu’à le faire tuer et chasser, ou l’empêcheraient de profiter des avantages de la société africaine. Quelque temps après son entrée en fonctions, la vieille surintendante du serait d’Ormond, Unga Golah, vint trouver Canot et lui demanda par signes la clé de l’appartement où étaient entassées les étoffes. Canot la lui remit sans défiance et ne comprit les motifs de sa demande que lorsqu’il vit la vieille femme s’emparer de plusieurs mesures de calicot. La fureur de la négresse ne connut plus de bornes, lorsque le secrétaire lui eut fait entendre qu’elle devait aller trouver le mongo lui-même. Elle se retira en murmurant des paroles que Canot ne put comprendre, mais qui contenaient certainement d’épouvantables menaces. Cependant le secrétaire, poussant l’honnêteté jusqu’au bout, alla confier au mongo la conduite de la vieille négresse. L’insouciant Ormond se moqua de lui. À dater de ce jour, Canot n’eut garde d’empêcher la vieille de voler tout à son aise, surtout lorsqu’il eut appris de la belle Esther (une quarteronne qui s’était sentie prise pour lui d’une tendre sympathie) que la vieille avait juré de lui faire connaître le goût de la cuisine de Bangalang. Canot, craignant pour sa vie, s’empressa de se faire une amie d’Unga Golah, qui, en retour, lui permit de communiquer tout à son aise avec la belle quarteronne, dont notre héros parle avec tendresse, mais presque en rougissant. On dirait qu’il n’ose avouer l’amour qu’il a porté à cette Africaine, et qu’il n’ose cependant traiter cette aventure comme une affaire de pure sensualité. Excellent capitaine Canot ! ce respect humain est un dernier reste de vos scrupules européens, et ce n’est pas le plus honorable. Pourquoi vouloir nous faire croire que dans les caresses échangées entre vous et la quarteronne, il y avait de votre part plus de reconnaissance que de passion ? Capitaine Canot, homme dépourvu de préjugés, pourquoi cette hypocrisie européenne, et pourquoi rougir d’avoir aimé une quarteronne comme un dandy parisien soupçonné d’aimer une grisette ?

Puisque nous en sommes sur ce chapitre du beau sexe, disons en passant quelques mots sur la manière dont les Africains comprennent la jalousie et les sentimens amoureux. Hélas ! le bouffon, l’horrible, l’obscène, dominent dans cette passion comme dans toutes les autres et lui impriment une forme repoussante et bestiale. Le capitaine Canot vit un jour une éthiopienne jeter au feu son enfant, parce que son maître et seigneur préférait l’enfant d’une autre épouse. Lorsqu’Ormond faisait à son sérail des distributions de colliers, de bracelets et d’autres brimborions aimés des filles de Cham comme des filles de Japhet, le désordre était à son comble : chacune se croyait