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savant théoricien, mal accueilli comme novateur, M. Laurent a sacrifié sa vie et peut-être sa réputation au triomphe d’une doctrine. Cette existence malheureuse explique et excuse en partie l’amertume de ses expressions et ses violences contre ses adversaires, qui rappellent les aménités de langage admises dans les discussions des érudits du XVe siècle. M. Berzélius lui-même n’est pas à l’abri de ses attaques, et s’il respecte M. Dumas, c’est qu’il prévoit que les idées de ce dernier, malgré ses réticences, ne sont pas toujours fort éloignées des siennes. Il prétend du reste que les torts ne sont pas de son côté, et que les chimistes dualistiques l’ont attaqué les premiers. Ils ont profité, dit-il, d’une foule d’annuaires Scandinaves germains et gaulois, dont ils disposent, pour dénigrer mes travaux, omettre les faits favorables à ma théorie, persifler mon style, injurier ma personne, m’appeler imposteur, digne associé d’un brigand (M. Gerhardt), etc., et tout cela pour un atome de chlore mis à la place d’un atome d’hydrogène ! De pareilles violences excusent peut-être des représailles de la part d’un homme si rudement éprouvé. Nous ne voulons rien exagérer cependant, et nous ne prétendons pas que notre siècle a méconnu un homme de génie ; mais ne faut-il pas une grande sagacité pour avoir su le premier découvrir les défauts d’une théorie triomphante, un grand courage pour l’avoir combattue, beaucoup de persévérance pour avoir longtemps soutenu une lutte inégale ? C’est une gloire ajoutée à tant d’autres, pour M. Biot, que d’avoir, par une excellente préface au livre de M. Laurent, protégé quelques-unes de ses idées et attaché son nom à cette publication. Il faut malheureusement l’avouer’ : si dans notre pays la liberté et l’égalité ont eu leurs jours de fortune et leurs jours de revers, la fraternité ne semble pas avoir jamais régné, au moins parmi les savans. L’ouvrage plein de faits et d’idées neuves dont nous avons cherché à indiquer la portée, eût été encore meilleur, si une vie heureuse eût adouci l’amertume de l’auteur et lui eût donné le temps de perfectionner sa théorie. Dans sa préface, M. Laurent s’excuse de n’avoir pas terminé ses travaux, ayant été longtemps, dit-il, privé de laboratoire. Il ne parvint à obtenir une place à la Monnaie qu’il y a quatre ou cinq ans. C’est à peine si l’Académie des Sciences l’a jugé digne d’être admis comme membre correspondant. Ceux même qui ne verront en lui qu’un homme instruit, doué d’un esprit ingénieux et critique, devront au moins convenir, ce qui suffit à le rendre digne d’intérêt, qu’il a eu le sort réservé à bien des hommes de génie : il a été victime de la hardiesse de ses opinions, il a vécu pauvre, et il est mort ignoré.


PAUL DE REMUSAT.