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il côtoya ce qu’il aurait dû et voulu combattre. C’est ainsi qu’il mit un pied dans le roman-feuilleton sans en approuver le genre, sans en partager les écarts, mais uniquement pour s’habiller à la mode du jour, et faute de croire assez en lui-même pour protester contre ce qu’il blâmait. Il se sentait en même temps attiré vers une forme plus correcte, plus littéraire, et l’on a pu juger ici même, en lisant le Paratonnerre et un Homme sérieux[1], tout ce que ce talent, plus sûr de son fond que de sa forme, gagnait à ce contrôle attentif qui lui enseignait à se resserrer, à se préciser davantage. Chose remarquable, c’est de 1838 à 1847 que parurent, à d’assez courts intervalles, presque tous les récits de M. Charles de Bernard, et il serait facile de signaler une sorte de mystérieux accord entre ces ouvrages et cette période de dix ans à laquelle ils se rattachent : période indécise et désenchantée sous ses sécurités apparentes, où il n’y avait plus d’enthousiasme, pas encore d’agitation ni d’angoisse, et où, en poésie comme en politique, dans le roman comme dans le monde, le caractère passionné de la génération précédente s’amoindrissait en se tempérant. La carrière littéraire de M. Charles de Bernard, dans ses allures extérieures et pour ainsi dire matérielles, se modifiait aussi et s’assouplissait aux vicissitudes de cette fugitive époque. Il ne fut pas, pendant cette seconde phase, assez insensible aux amorces de la grosse littérature, et s’il y résista, s’il évita de tomber dans les excès d’alentour, ce ne fut pas sans une sorte de regret, sans une secrète envie peut-être d’y essayer ses forces, d’égaler les maîtres du genre, de s’atteler, lui aussi, à quelqu’une de ces énormes machines dont le succès retentissant étourdissait les plus sages. Parfois, pendant ses alternatives de découragement et d’excitation, il s’en ouvrait à ses amis, il développait des plans gigantesques, il s’irritait de voir s’accroître, dans des proportions extravagantes, la liste civile de ces grands inventeurs, inférieurs à lui par le goût et le talent. Après tout, à qui la faute ? Si ce conteur ingénieux, fin, digne de n’écrire que pour les délicats et les lettrés, parut prêt à sacrifier aux exigences de son temps, sauf à y compromettre la grâce sobre et discrète de sa physionomie littéraire, fut-il le seul coupable ? et l’accusation ne pouvait-elle pas remonter jusqu’à cette société frivole et distraite qui ne reconnaît pas toujours ce que l’on fait pour elle ? N’allons pas trop loin cependant, et surtout ne généralisons pas trop. Il y avait alors, il y aura constamment en France une société d’élite, supérieure aux

  1. Le Paratonnerre a paru dans la Revue du 1er octobre 1841, un Homme sérieux dans les livraisons du 15 juin, 1er et 15 juillet, 1er et 15 août 1843.