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pas de là, sous notre soleil et dans notre air, elle ne vivrait pas une heure.

Les personnages de M. Charles de Bernard sont d’une vérité telle que, retrouvés après dix ans, dans une nouvelle lecture, ils font l’effet de ces gens que l’on a connus, puis perdus de vue, et qui, mêlés de nouveau au courant de notre existence, nous rappellent tout un ordre d’idées, toute une série d’incidens, tout un chapitre de souvenirs. Il a eu la vérité du moment, et il a encore, — chose plus difficile et plus rare, — la vérité rétrospective. Qui de nous n’a rencontré M. Chevassut, l’homme sérieux, l’aigle parlementaire éclos dans un barreau de province, Mirabeau de mur mitoyen, rêvant les honneurs politiques, et ne sachant pas ce qui se passe chez lui, plus orgueilleux de ses quatre cents ans de roture prouvée qu’un Montmorency ou un Rohan, n’acceptant de la vie que les choses graves et ne s’apercevant pas qu’elles ont aussi leur l’utilité, se croyant appelé à gouverner le monde, et oubliant de surveiller sa fille et de morigéner son fils ? Et Groscassand (de la Gironde), le tribun incorruptible, le Spartiate égaré sur les bords de la Seine, l’Hercule démocratique de l’opposition de 1827, soupirant et filant au pied d’une Omphale royaliste, qui, pour désarmer l’humeur farouche de ses discours et de ses votes, flatte des deux mains ses vanités de grand homme en herbe et d’amoureux émérite ! Et Dornier, le journaliste tricéphale, légitimiste à Toulouse, ministériel à Orléans, républicain à Strasbourg, Tartufe intelligent et subalterne, qui est aux dévots de la tribune et de la presse ce que le vrai Tartufe est à Orgon et à Mme Pernelle ! Et tous ces vieillards si spirituels, si fins, si bons vivans, personnifiant le si vieillesse pouvait ! — Mais c’est surtout la galerie féminine de M. Charles de Bernard qui fait, à chaque instant, sourire ou rêver, comme devant des portraits dont on pourrait nommer les originaux. Combien n’en avons-nous pas vu, après 1830, de ces comtesses de Châteauvieux, femmes chevaleresques accomplissant des miracles d’héroïsme et de fidélité monarchiques avec le courage d’autrui, se posant en Alice Lee ou en Diana Vernon sans autres frais que quelques loteries ou quêtes aussi profitables à leur gloire que fatales à notre bourse, — fières au besoin d’envoyer en Vendée les amoureux de leur fille, pendant qu’elles la mariaient à un héros de juillet enrichi par un héritage ! Quel adolescent élégiaque et sensible ne serait heureux de compter les étoiles avec Mme de Flamareil, ce type délicieux de la civilisation sentimentale, cette charmante femme de quarante ans, dont la beauté, les grâces, la jeunesse, le cœur, ont le privilège de renaître de leurs cendres et de faire de ces cendres tièdes un nouveau foyer de coquetterie douce et d’amour tempéré ?