Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 9.djvu/533

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

recueille, et, ramassant toute sa force, il fait tomber un coup, comme un poids formidable, sur l’épaule gauche de son ennemi. Le jeune garde du corps exhala un léger gémissement, puis il trébucha et tomba mort ; il tomba mort sur la blanche neige, comme tombe en craquant le jeune pin dans la forêt, lorsque la cognée l’a coupé à la racine, et que la résine coule du tronc renversé.

« À cette vue, Ivan Vassiljevitch- est irrité ; il frappe du pied le sol avec colère, il ordonne qu’on saisisse le hardi compagnon, le jeune marchand Kalachnikov, et qu’on l’amène en sa présence.

« Le tsar orthodoxe lui parle ainsi : — Réponds et dis la vérité ; est-ce de dessein prémédité, est-ce seulement par hasard que ton bras a tué mon vaillant garde Kiribéjevitch ?

« — Je te l’avouerai loyalement, ô tsar orthodoxe, c’est de dessein prémédité que je l’ai tué ; mais pourquoi, mais pour quel outrage reçu, — cela, je ne te le dirai pas : je ne puis le dire qu’à Dieu seul. Fais-moi mourir ; fais détacher de mon corps ma tête innocente sur la place du supplice, seulement n’abandonne pas mes pauvres petits enfans, n’abandonne pas ma jeune femme, qui n’a pas commis de faute, et ne retire pas ta grâce à mes frères…

« — Tu as bien fait, hardi compagnon, lutteur de la Mosqua, jeune fils de marchand, tu as bien fait de me répondre selon la vérité et selon ton devoir. Je paierai sur ma cassette une pension annuelle à ta jeune femme et à tes enfans ; dès ce jour, j’octroie à tes frères le droit de commerce libre dans tout le vaste pays des Russes, je les affranchis des impôts et des douanes, mais toi, jeune fils de marchand, tu iras sur la place du supplice, tu monteras sur le haut échafaud pour livrer au repos éternel ta tête qu’agitent les orages. Je ferai aiguiser une lourde hache, j’ordonnerai au bourreau de revêtir son costume, la grande cloche sonnera, et tous les habitans de Moscou sauront que toi aussi tu as eu part à ma grâce.

« La place est comme une mer où s’agitent les flots de la foule tumultueuse ; la grande cloche fait retentir des accens lugubres et annonce au loin la tragique nouvelle. À l’endroit du supplice, sur le haut échafaud, avec sa chemise rouge et son tablier clair, armé de sa grande hache au tranchant bien aiguisé, va et vient joyeusement le valet du bourreau ; il attend sa proie, il attend le fils de marchand, tandis que le jeune lutteur, le jeune fils de marchand dit adieu à ses frères.

« — Allons, frères, ô chers amis, embrassons-nous, embrassons-nous pour la dernière fois, pour la dernière séparation ici-bas. Saluez de ma part Alona Dimitrevna ; aidez-la à calmer sa douleur, et qu’elle ne parle pas de ma mort à mes enfans ! Saluez aussi notre chère maison paternelle, saluez tous mes braves amis, et priez dans l’église de Dieu pour le salut de mon âme pécheresse.

« Et ils firent mourir Stephan Paramonovitch d’une mort cruelle et infamante. Sa tête sanglante, détachée du tronc, roula sur le haut échafaud.

« On l’ensevelit au-delà de la Mosqua, en plein champ, à l’endroit d’où partent trois routes, l’une vers Tula, l’autre vers Rjasan, la troisième vers Wladimir, et avec la terre humide ils lui élevèrent un tombeau où ils plantèrent une croix d’érable. Aujourd’hui les vents hurlent et gémissent sur la