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nuit et le murmure sans fin des torrens, quand un souffle printanier fait fondre les glaces. J’aime à chasser dans les plaines désertes, à pousser mon cheval au hasard et à chercher mon chemin dans la nuit. J’aime aussi dans nos villages l’aire chargée de grains, les toits couverts de chaume, la ferme aux fenêtres sculptées, et le dimanche, quand les paysans ivres se mettent à danser dans la taverne, j’aime à les voir oublier dans le bruit et la joie toutes les tristes misères de la semaine. » Voilà la Russie de Lermontof : des steppes, des solitudes, les harmonies de la libre nature, et des paysans qui boivent et dansent pour acheter une heure d’oubli !

Il y a cependant autre chose que cela chez les Slaves, et, même sous le joug des tsars, les qualités de cette race affectueuse et ardente ont maintes occasions de se produire. Dans les derniers temps de sa vie, Lermontof avait commencé à s’occuper des Russes, comme il s’était occupé jusque-là des Géorgiens et des Tcherkesses. Il est probable qu’il aurait trouvé dans cette voie des inspirations vraiment neuves, et que son instinct démocratique aurait aimé à mettre en lumière ce fonds de loyauté primitive que le despotisme n’a pas altéré chez les classes inférieures. C’est à cette période d’études nouvelles qu’appartient une œuvre singulièrement curieuse, le poème du tsar Ivan le Terrible, signalé par les critiques russes comme une des peintures les plus fidèles de la vie et du caractère moscovites. Lermontof s’était pénétré de l’esprit des vieilles poésies nationales, et il en reproduisait les fortes et naïves beautés dans une œuvre qu’il marquait de son empreinte[1]. C’est l’opinion d’un critique célèbre de Saint-Pétersbourg, M. Schevyrev, qui avait condamné plusieurs fois ce qu’il appelait le manque de patriotisme de Lermontof. « On ne saurait assez admirer, dit le critique, l’art merveilleux avec lequel le poète a su s’approprier toutes les qualités distinctives de nos vieilles chansons populaires. Il n’y a qu’un petit nombre de vers où la vérité du ton fasse défaut. Si jamais une imitation libre s’est élevée au rang d’une création originale, c’est assurément dans le poème dont nous parlons. Le contenu du tableau a vraiment une signification historique, et le caractère du garde, comme celui du marchand, est d’une vérité parfaite. » Il faut ajouter que ce poème n’a rien d’archaïque, rien d’obscur, rien qui conserve la trace des recherches de l’érudit.

  1. On peut consulter, sur les rapports de ce poème avec les chants populaires des Slaves, un savant travail de M. Cyprien Robert, inséré ici même, livraison du 1er avril 1854, la Poésie slave au dix-neuvième siècle. M. Cyprien Robert, qui connaît si bien les vieilles poésies des Slaves, et qui, dans ses sympathies pour cette grande race, excite si vaillamment les poètes russes, polonais, bohémiens, serbes, illyriens, à la recherche de leurs origines, a pu trouver insuffisante la tentative de Lermontof. Lermontof, guidé par son seul instinct, n’en a pas moins ouvert cette voie un des premiers ; c’est là un sérieux mérite qui doit faire absoudre ses fautes.