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en cela à ces peuples dont il est le peintre, la seule figure qui l’attire, c’est celle de Napoléon. Il y a des affinités secrètes entre ces tribus du Caucase et le prisonnier de Sainte-Hélène. Ce n’est pas en effet le Napoléon conquérant que chantera Lermontof, c’est plutôt le Napoléon vaincu ; il aimera à représenter en lui l’isolement de la grandeur, l’amertume de la souveraineté, et finalement l’impuissance du génie et de la gloire. Telle est, si je ne m’abuse, l’inspiration de cette belle pièce du Vaisseau-Fantôme, que l’éditeur allemand n’a pas connue, mais qui, introduite en France par un ami du poète et non publiée jusqu’à ce jour, méritera d’être recueillie par M. Bodenstedt[1].

LE VAISSEAU-FANTÔME (CINQ MAI).

 
Le firmament reluit de toutes ses étoiles. —
Quel est là-bas, là-bas, voguant à pleines voiles
Sur les flots bleus de l’Océan,
Ce navire aux longs mâts qu’aucun vent ne balance,
Dont tous les agrès font silence,
Et dont chaque canon béant,
Sans aucun artilleur de garde,
Pointé vers l’horizon, reste morne et regarde ?

On ne voit point les matelots ;
On n’entend point le capitaine ;
Le vaisseau n’a souci, dans sa marche certaine,
Ni de la foudre au ciel ni des rocs sous les flots…
Une île est sur la mer, rocher sombre, infertile,
Battu des vagues en fureur,
Mais une tombe est sur cette île :
C’est la tombe d’un empereur !

Ses ennemis enfin l’ont couché dans sa bière…
Sans les honneurs guerriers, sans les pompes du deuil ;
Ils ont scellé son corps sous une lourde pierre,
De peur qu’il ne se lève un jour de son cercueil.

Mais quand l’année a fui, roulée eu son suaire,
Quand revient le cinq mai, quand l’heure mortuaire,
Minuit, tinte dans l’île en n’y réveillant rien,
De l’horizon des cieux arrive
Un beau navire aérien
Qui touche doucement la rive.

Alors, son noir chapeau sur sa tête en travail,
Vêtu de sa capote grise,
L’empereur apparaît ! — Sous la nocturne brise
Il s’assied près du gouvernail,
Le front penché, les bras croisés sur sa poitrine. —
Le vaisseau, comme un trait, fend la vague marine.
 

  1. Je dois la traduction en vers que je reproduis ici à l’obligeance de M. Émile Deschamps.