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père ! » Mais Ismaïl pense comme la chanson circassienne : « Si tu songes aux fiançailles, que ta fiancée soit ton épée, et si tu as une dot toute prête, achète un cheval avec ta dot ! » Le voilà de retour dans sa tribu, et il y trouve, comme à son départ, maintes jalousies implacables. Il faut repousser les attaques des Russes, il faut déjouer les intrigues de son frère Roslam-Bey. Que deviendrait Ismaïl, si Sara n’était pas là, équipée en guerrier, le sabre et le fusil à la main, ardente comme la Gulnare du Corsaire, dévouée et silencieuse comme le page de Lara ? Ce dévouement de la jeune femme, l’insouciance hautaine d’Ismaïl, le tableau des divisions de la tribu, tout cela est pour le poète une occasion de pathétiques peintures. Je recommande au premier chant le tableau d’Ismaïl proscrit, sa longue course dans les montagnes, l’arrivée chez l’hôte et l’amour de Sara. Cette gracieuse idylle sauvage, opposée si naturellement aux scènes sanglantes du second chant, est un vrai trésor de poésie. Ismaïl-Bey du reste est une œuvre sans prétention : n’y cherchez pas l’intérêt d’un drame habilement noué, c’est plutôt une page d’histoire et le récit d’une aventure réelle. Le poème finit on ne sait pourquoi ; Sara disparaît sans qu’on apprenne si ce dévouement obstiné a fléchi la sauvagerie d’Ismaïl. Qu’importe ? Ce que l’auteur a voulu surtout représenter, ce sont des figures pleines de vie et de passion, encadrées dans une scène grandiose. Quelle variété de paysages ! Ici, c’est cette montagne sinistre où le mauvais ange, précipité du ciel, s’arrêta, selon les traditions circassiennes, pour jeter un dernier défi à son vainqueur, et qui porte encore la marque de cette rébellion diabolique ; là, ce sont les fraîches vallées, les vignes sauvages courant sur des masses de granit, le murmure des ruisseaux à travers les rochers, et toujours, dès qu’on lève les yeux, ces sommets de neige et de glace qui brillent comme une couronne de diamans dans l’éternel azur.

N’est-ce pas un caractère de ces contrées,, que le christianisme y a été mêlé au culte de Mahomet, et que d’autres traditions religieuses, plus opposées encore, y forment parfois la confusion la plus étrange ? Ces mélanges, assurent les voyageurs, sont manifestes dans maintes églises du Caucase, espèces de musées barbares où les statues des saints couvertes de versets du Coran coudoient les vieilles divinités primitives. Il doit y avoir dans ce pays des légendes presque bibliques que l’esprit contemplatif de l’Orient aura marquées de son empreinte. Le poète ne s’en est pas tenu aux scènes de meurtre et aux aventures de guerre ; il s’est enquis de ces légendes, et son imagination, qui se soucie assez peu des choses métaphysiques, y a trouvé pourtant des beautés inattendues. La légende qui se retrouve à l’origine de toutes les religions, c’est la légende du bien et du mal, du