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ne sont pas des chevaliers, ce sont des héros sauvages ; mais ce sont des sauvages qui défendent le droit et la patrie. « Sauvages sont les races de ces sauvages abîmes. C’est dans la lutte qu’ils naissent et pour la lutte qu’ils grandissent. L’enfant entre dans la vie en combattant, en combattant l’homme achèvera sa tâche. Ils n’ont qu’un mot d’ordre : l’ennemi ! le Russe ! C’est avec ce mot-là que la mère, son enfant sur les genoux, lui souffle au cœur une courageuse épouvante. Aussi l’enfant même, le faible enfant, ne connaît pas de merci. Fidèle est l’amitié, plus fidèle encore est la vengeance. Là il ne coule pas une goutte de sang qui ne soit vengée à l’heure dite. Mais l’amour aussi, comme la haine, est un amour sans mesure… » Dès le premier mot, vous le voyez, l’auteur a justifié les acteurs du drame qu’il va retracer. Que viennent faire ici les conquérans ? Cette terre appartient aux races qui l’occupent depuis les premiers temps des migrations humaines ; la montagne et le torrent sont à eux, le Térek mugissant a horreur du soldat étranger, et la Mer-Caspienne gronde de joie quand le grand fleuve lui porte des cadavres moscovites. Une pièce originale et forte, intitulée les Dons du Térek, exprime d’une façon sinistre cette conspiration de la nature contre l’armée russe. Le Térek roule et bondit ; sorti des gorges du Kasbek, il s’élance à travers les rochers, il précipite ses eaux dans les abîmes ; ce sont des cataractes, ce sont des mugissemens et des flots d’écume ; on dirait l’âme de ces contrées qui pousse le cri de guerre contre l’ennemi. Arrivé dans la plaine, il se calme, et quand il approche des rivages de la Mer-Caspienne, il lui dit : « Ouvre à mes vagues ton sein hospitalier ; tiens, voici les dons que je t’apporte ; en passant le défilé du Dariel, j’ai arraché des morceaux de granit pour amuser tes enfans. » Mais la mer reste comme endormie ; ce n’est pas là le cadeau qu’elle voulait. « Voici un autre présent qui te plaira mieux peut-être, reprend le fleuve ; c’est le cadavre d’un jeune Tcherkesse, d’un jeune héros de la Kabardah. Il est mort en combattant les Russes. Son armure est d’un grand prix, et sur le bord de sa veste flottante sont brodés les versets du Coran. Regarde ! le feu de la haine brille encore dans ses yeux… » Cependant la mer immobile attend toujours le présent qu’elle réclame. « Le voici, dit le Térek ; tu seras satisfaite cette fois. Ce cadavre que je roule dans mes eaux, c’est le corps d’une jeune femme cosaque. Comme elle est belle ! comme sa longue chevelure blonde couvre ses pâles épaules ! Vois sur sa poitrine cette petite ouverture, la juste mesure du poignard ; le sang rouge en coule encore, et parmi les Cosaques de Greben[1], celui qui l’aimait,

  1. Les Cosaques les plus redoutés, les plus hardis cavaliers de l’année russe et ceux qui ont le plus de ressemblance avec les Tcherkesses. Leur principale station, appelée Tscherwlonnaja, est située au pied du Caucase, sur la rive gauche du Térek.