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Chacune de ces jeunes filles portait sur sa tête la cruche qu’elle venait remplir, et la rapportait de même au logis. Quand elles arrivèrent à la fontaine, ce fut un charmant concert de causeries, d’éclats de rire et de chansons. Ma présence, qui d’abord gênait leurs ébats, finit par les exciter. Les unes s’approchaient timidement pour examiner la manière dont mes cheveux étaient relevés, et poussaient des exclamations d’étonnement à la vue de mon peigne, d’autres, plus hardies, s’aventuraient jusqu’à poser leurs doigts sur l’étoffe de mon manteau, puis elles se sauvaient en riant et en courant, comme si elles eussent accompli un acte de bravoure incomparable. Cependant le soleil avait disparu derrière les montagnes, les troupeaux traversaient le fond de la vallée et se rapprochaient des maisons ; les chiens, gardiens fidèles de la propriété de leurs maîtres, s’établissaient accroupis devant les portes ; les ombres approchaient rapidement, et les feux s’allumaient sur divers points. Il me fallut quitter le joyeux essaim des jeunes filles, la fontaine limpide, la verte vallée, et me rapprocher de notre logement. Ce fut une agréable soirée.

À Kircheir, nous connûmes ce qu’ajoutent de prix à l’hospitalité orientale les tribulations qui souvent en précèdent la pratique. Un homme nous attendait aux portes de la ville pour nous conduire à la maison qui nous était destinée, et nous formâmes pendant le trajet plus d’un soupçon injurieux contre la fidélité de notre guide. Nous errâmes à travers un labyrinthe de ruelles et de passages, enfonçant dans la boue jusqu’au poitrail de nos chevaux, nous heurtant à d’énormes pierres cachées dans l’eau des mares, nous cognant aux toits en auvent des boutiques, marchant au milieu de longues Elles de chameaux qui effrayaient nos chevaux d’Anatolie. Nous désespérions presque d’atteindre jamais le toit hospitalier, lorsque notre guide se précipita, par une porte cochère ouverte sur la rue, dans une grande cour pavée où notre drogman, notre garde, le maître de la maison, ses parens, ses amis et ses connaissances étaient rassemblés pour nous recevoir. Notre logement était bon, sauf les fenêtres, dont il n’y avait aucune trace ; mais nous n’y songions plus. Un feu de bois était allumé dans la cheminée, ce qui fut pour nous une source de voluptés infinies après tant de jours où il avait fallu recourir au combustible turcoman. Dans ces provinces, d’où les arbres sont bannis, on brûle les excrémens desséchés des animaux, tels que vaches, bœufs, chevaux et chameaux. C’est assez bon pour se chauffer, car, quoi qu’on puisse penser, aucune mauvaise odeur ne s’exhale de ces foyers ; mais lorsqu’on en vient à se dire que les alimens cuisent sur de pareils charbons, on commence à se sentir mal à l’aise : qu’est-ce donc lorsqu’on vous apporte un narghilé allumé par ce moyen, et qu’il est question d’en aspirer la fumée ! J’avoue que ma philosophie a toujours échoué contre cette