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ne jamais dormir. En effet, le bâton à l’extrémité duquel est placé le demi-cercle servant d’oreiller ne demeure immobile qu’en vertu de l’équilibre, et à peine le martyr a-t-il fermé l’œil, que le bâton s’ébranle, tombe et réveille le dormeur. Il y a même des derviches qui se contentent de porter sur leur tête la peau d’une chèvre en guise de bonnet pointu, et cette décoration singulière suffit à établir sans contestation, au profit de celui qui la porte, son droit au titre de derviche et à la vénération des fidèles. Les derviches ont rarement un domicile fixe. Voyageurs pour la plupart, ils vivent d’aumônes chemin faisant, quitte à se faire voleurs, pour peu que la bienfaisance nationale se trouve en défaut. On les appelle quelquefois pour guérir les malades, hommes ou bêtes, pour faire cesser la stérilité des femmes, des jumens ou des vaches, pour découvrir les trésors cachés dans la terre, pour chasser les mauvais esprits qui hantent les troupeaux ou les jeunes filles, bref pour intervenir dans tout ce qui tient du merveilleux. Ils ont, comme tout bon musulman, des femmes qu’ils laissent dans le village où elles sont nées, tandis qu’ils poursuivent leurs éternels pèlerinages, prenant une nouvelle épouse chaque fois que la solitude leur pèse, et la quittant lorsque le goût de la vie errante leur est revenu. Quelquefois il arrive qu’un derviche revient, au bout de quelques années, trouver celle de ses femmes qui lui a laissé les plus tendres souvenirs. Si elle l’a attendu, le ménage se renoue pour un temps ; si elle a trouvé mieux, ou si la patience lui a manqué, elle s’excuse comme elle peut, et elle n’a rien à craindre du ressentiment de son premier époux. Il faut convenir que ce sont la des mœurs assez faciles et point du tout farouches.

Tel est le véritable derviche, dépouillé des vertus que lui ont prêtées les couleurs et les voyageurs. Au fond, ce n’est guère qu’un fainéant et un imposteur qui se fait parfois brigand, lorsque les circonstances s’y prêtent. Il y a pourtant çà et là des associations de derviches qui vivent en commun et qui obéissent à des supérieurs. Ceux-là sont beaucoup plus respectables que leurs confrères errans, et ils s’appliquent particulièrement à certaines bonnes œuvres ; mais ce mot de bonnes œuvres mis en regard de celui de derviches est de ceux qui exigeraient un commentaire. On saura tout à l’heure à quel genre de bonnes œuvres se dévouent les derviches réguliers d’Angora. Je ne dois pas négliger non plus de remarquer que l’orthodoxie des derviches est fort problématique, et qu’un de leurs ordres en particulier, celui de la Pierre de Salut, est fortement soupçonné d’indifférentisme au sujet du prophète et de ses préceptes.

J’allai donc, accompagnée par deux des principaux coadjuteurs du muphti, visiter le couvent des derviches, ou plutôt leur résidence d’été, car pendant l’hiver la plupart d’entre eux se retirent dans la