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de ce juste, et je me disais : « Heureux le peuple qui possède encore de tels hommes et qui les apprécie ! » lorsqu’une conversation que j’eus avec le muphti et l’un de ses confidens vint jeter quelque trouble dans ma naïve admiration.

Le vieillard était assis, tenant un de ses petits enfans sur chacun de ses genoux. Je m’avisai de lui demander s’il avait plusieurs femmes. — Je n’en ai que deux dans ce moment, me répondit-il, un peu honteux de se montrer si dépourvu ; vous les verrez demain, et vous n’en serez pas satisfaite (il fit une moue de dédain) : ce sont de vieilles femmes qui ont été assez belles, mais il y a longtemps de cela.

— Et quel âge ont-elles ? demandai-je.

— Je ne vous dirai pas au juste, elles ne sont pas éloignées de la trentaine.

— Ah ! s’écria alors l’un des serviteurs du muphti, monseigneur n’est pas homme à se contenter de pareilles femmes, et il ne tardera pas à remplir les vides que la mort a laissés dans son harem. Si vous étiez venue il y a un an, vous auriez vu une femme comme il en faut à son excellence ; mais celle-là étant morte, il en trouvera d’autres, n’en doutez pas.

— Mais, demandai-je encore, son excellence n’étant pas jeune, ayant, à ce qu’il semble, toujours eu plusieurs jeunes femmes, et ne les considérant comme telles que jusqu’à l’âge de trente ans, je calcule que pendant le cours de sa longue vie il doit en avoir reçu dans son harem un nombre fort considérable.

— Probablement, fit le saint homme sans s’émouvoir.

— Et votre excellence a sans doute beaucoup d’enfans ?

Le patriarche et son domestique se regardèrent en éclatant de rire.

— Si j’ai beaucoup d’enfans ? répondit le maître quand l’accès d’hilarité fut passé. Je le crois bien en vérité ; mais pour vous en dire le chiffre, je ne le saurais. Dis donc, Hassan, ajouta-t-il en s’adressant au confident, pourrais-tu me dire combien j’ai d’enfans, et où ils sont ?

— Non vraiment. Son excellence en a dans toutes les provinces de l’empire et dans tous les districts de chaque province ; mais c’est tout ce que je sais, et je parierais que monseigneur n’est pas plus savant que moi sur ce point.

— Et comment le serais-je ? dit le vieillard.

J’insistai, car mon patriarche perdait à vue d’œil dans mon estime, et je voulais en avoir le cœur net. — Ces enfans, repris-je, comment sont-ils élevés ? qui en prend soin ? à quel âge se sont-ils séparés de leur père ? où ont-ils été envoyés ? à qui les a-t-on confiés ? quelle carrière suivent-ils ? quels sont leurs moyens d’existence ? et à quel signe les reconnaissez-vous ?