Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 9.djvu/482

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sans fenêtres. Les maisons n’ayant jamais qu’un étage, les tuyaux des cheminées ne dépassant jamais la hauteur du toit et étant fort larges, il arrive souvent qu’en se baissant un peu devant la cheminée, on voit le ciel par l’ouverture. Ce qui manque complètement dans ces appartemens, c’est l’air ; mais ces dames sont loin de s’en plaindre. Naturellement frileuses et n’ayant pas la ressource de se réchauffer par l’exercice, elles demeurent des heures entières accroupies par terre devant le feu, et ne comprennent pas qu’on étouffe quelquefois. Rien qu’à me rappeler ces cavernes artificielles, encombrées de femmes déguenillées et d’enfans mal élevés, je me sens défaillir, et je bénis du fond du cœur l’excellent muphti de Tcherkess et sa délicatesse extraordinaire, qui m’a épargné un séjour de quarante-huit heures dans son harem, d’autant plus que le sien n’était pas des mieux tenus.

C’est un singulier personnage que mon vieil ami le muphti de Tcherkess, singulier selon notre point de vue européen, quoique parfaitement en harmonie avec la société musulmane. Je ne lui aurais pas donné plus de soixante ans. Sa taille haute est légèrement voûtée, mais c’est par condescendance plutôt que par faiblesse qu’il semble s’incliner ; il porte avec autant de grâce que de noblesse la longue robe blanche et la pelisse rouge des docteurs de la loi. Ses traits réguliers, son teint clair et transparent, son œil bleu et limpide, sa longue barbe blanche et ondée tombant jusque sur sa poitrine, son beau front surmonté d’un turban blanc ou vert, ballonné comme on les portait jadis, serviraient dignement de modèle au peintre de Jacob ou d’Abraham. Quand on voit un aussi beau vieillard entouré d’une aussi nombreuse famille et honoré par ses concitoyens comme le vivant assemblage de toutes les vertus, on ne peut se défendre d’un profond sentiment de vénération. Je n’habitais pas la maison d’un simple mortel, j’étais admise dans un sanctuaire. Les abords en étaient à toute heure encombrés de dévots de tout âge et de toute condition qui venaient baiser le bas du vêtement du saint homme, lui demander des conseils, des prières ou des aumônes, et qui tous s’en retournaient contens et chantant les louanges de leur bienfaiteur. Lui-même paraissait cuirassé contre les faiblesses humaines, telles que l’ennui, l’impatience, le dédain, la moquerie, la mauvaise humeur, l’égoïsme. Entouré de ses plus jeunes enfans qui grimpaient sur ses genoux, cachaient leur frais visage dans sa longue barbe, s’endormaient sur ses bras, c’était un spectacle charmant que de le voir leur sourire avec tendresse, écouter avec attention leurs doléances ou leurs justifications, consoler leurs chagrins par de douces paroles, les exhorter à l’étude, et remonter pour eux et avec eux le lourd courant de l’alphabet. Je me perdais dans la contemplation