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m’a permis d’observer, et dont les récits publiés jusqu’à ce jour ne m’avaient donné qu’une idée fort inexacte.

La Syrie que j’ai visitée, par exemple, ne ressemble guère à la Syrie que j’avais vue dans les livres. Il est vrai que j’étais mieux placée que la plupart des voyageurs pour connaître tout un côté fort important de la société musulmane, — le côté domestique, celui où domine la femme. Le harem, ce sanctuaire mahométan, hermétiquement fermé à tous les hommes, m’était ouvert. J’y pouvais pénétrer librement ; je pouvais converser avec ces êtres mystérieux que le Franc n’aperçoit que voilés, interroger quelques-unes de ces âmes qui jamais ne s’épanchent, et les provoquer à des confidences précieuses sur tout un monde inconnu de passions et de malheurs. Les récits des voyageurs, incomplets en ce qui touche la civilisation musulmane, le sont bien souvent d’ailleurs en ce qui touche la nature et l’aspect matériel des lieux. Que de mots qu’ils emploient sans les expliquer, et qui, dans ce qu’on pourrait appeler la langue européenne, ont une signification très différente de celle qui leur appartient, quand on les applique à des usages orientaux ! Mais je ne veux pas insister sur ces difficultés que présente une relation de voyage en Orient ; je ne sais moi-même si je réussirai à les surmonter toutes. Le mieux est de les aborder sans plus de préliminaires, et de laisser au récit même le soin de plaider pour le narrateur.


I. – LES DERE-BEYS. – LE MUPHTI DE TCHERKESS.

Un mot d’abord sur les lieux que j’habite. La vallée d’Eiag-Maq-Oglou (vallée du « fils de la pierre à fusil ») est à quelques jours de la ville importante d’Angora. C’est dans ce coin de l’Orient, à la fois pittoresque et fertile, que j’ai fixé ma résidence ; c’est de cette vallée que je suis partie pour entrer dans la vie nomade. Sur cette terre sillonnée pendant tant de siècles par toutes les armées du monde, par les soldats de Mithridate et de Pompée comme par ceux de Bajazet et de Tamerlan, il n’est pas de région, si retirée qu’elle paraisse, qui n’ait ses annales tragiques et sanglantes, ses souvenirs funèbres et douloureux. Quels qu’aient été de nos jours les efforts tentés pour réveiller en Orient la douce influence du bien-être et de la civilisation, les bienfaits de la paix ne semblent pas devoir de sitôt venir effacer ici les traces de la guerre. Les ruines subsistent, mais les édifices nouveaux n’apparaissent pas encore. La vallée d’Eiaq-Maq-Oglou est un de ces lieux où l’empreinte du passé est restée profonde, et où l’influence du présent ne se révèle guère que par d’insuffisans efforts.

Le bourg le plus voisin de mon habitation s’appelle Verandcheir.