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ou intellectuelle des races, tous ces livres, qui sont souvent le fruit d’un art imparfait, tirent surtout leur intérêt du mouvement qu’ils dévoilent, du travail qu’ils expriment et qu’ils révèlent dans sa diversité. Que serait le récit d’un voyage d’Anvers à Gênes, — récit qui nous vient d’un Belge, M. Lucien Jottrand, — s’il n’était comme la plainte de ces petites nationalités qui veulent avoir leur plaie entre des agglomérations plus puissantes, et qui ont même parfois des prétentions au-dessus de leurs moyens ? Que seraient les Pèlerins russes à Jérusalem de Mme de Bagréef-Speranski, si ces pages n’indiquaient à quelques égards la source mystérieuse de l’ambition de ce peuple qu’une politique habile et étrangement audacieuse a voulu mener à la conquête de la prépondérance en Europe ? « La nature révéla alors qu’elle avait placé dans la Russie le germe d’une force à laquelle l’appel seul avait manqué, et que désormais le caractère de cet empire serait d’embrasser le monde. » Ainsi parle Jean de Müller, et beaucoup d’écrivains russes sont portés à le prendre fort au sérieux, comme le fait l’auteur des Pèlerins.

Mme de Bagréef-Speranski est un écrivain qui n’a rien de vulgaire, même en se servant de la langue française, qu’elle colore et anime d’un reflet poétique étrange. Elle a le culte de la Russie : qui pourrait lui en vouloir ? Elle est indulgente pour ses faiblesses et ses vices : qui pourrait s’en étonner ? L’essentiel est que, sans le vouloir peut-être, l’auteur des Pèlerins russes laisse suffisamment entrevoir bien des trails de ce peuple singulier et mystérieux qui croit à la Divinité et au « père le tsar, » dont l’imagination rêveuse et vaguement triste s’harmonise avec les douteux crépuscules d’hiver, et qui ne conçoit point d’autre vie morale que de s’endormir Indifféremment sous le joug de ses maîtres. » Le malheureux ! dit un paysan russe, d’un étranger, il n’appartient à personne ! Ces pauvres gens sont comme des chiens sans maîtres, ils ne savent à qui s’attacher ! » Nulle part, sans contredit, l’élément opaque de la civilisation n’est aussi pressé qu’en Russie. Ignorant, souvent abruti par l’eau-de-vie, insensible à la vraie dignité morale, le paysan russe est tout cela sans doute ; mais il a la loi religieuse, cette foi qui le conduit spontanément en pèlerinage aux lieux consacrés, surtout à ces lieux qui ont vu naître et mourir le Christ. Dieu est russe, et le tsar est son prophète, — telle est la foi orthodoxe, et cette force est le levier que fait mouvoir la politique dans ses desseins ambitieux. Le malheur est que le caractère russe est extrêmement mobile et invinciblement porté à s’assimiler tout ce qui s’offre à lui. Une fois qu’il a goûté à ce fruit étranger de la civilisation, il s’inocule aisément tous les goûts, tous les raffinemens, toutes les corruptions de cette civilisation même, sans s’approprier toujours ses vertus. Tel est le double aspect de la société russe. Les masses sont naïves, soumises, résignées dans les hautes classes, il y a l’intelligence rompue à toutes les subtilités, l’élégance factice, la corruption savante. Veut-on voir ces deux côtés de la société russe représentés dans les récits de Mme Bagréef-Speranski ? C’est d’abord la Xenia Damianovna de cette Nuit ou Golgotha, qu’on a pu lire ici ; puis, dans le Moine au mont Athos, c’est Wera, ce type étrange du monde moscovite. Voyez cette jeune fille : elle n’a aucune fortune ; mais elle a reçu une éducation brillante à l’institut. Elle entre dans le monde comme demoiselle de compagnie, comme gouvernante, et dès qu’elle a pénétré dans cette