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Des illusions semblables à celles qu’éveillèrent les voitures à vapeur auraient été bien plus vite dissipées, l’hostilité de certains monopoles, comme celui des canaux, bien plus tôt vaincue, s’il ne s’était rencontré sur le sol britannique, pour faire cause commune avec les opposans, une influence d’un autre ordre, une influence profondément enracinée dans les traditions du pays : je veux parler de l’influence des propriétaires fonciers. La propriété territoriale s’écarta en cette occasion du rôle quille s’était tracé à propos des routes ordinaires. Sans vouloir trop accuser cette puissance, même au moment où elle s’égare, — car elle a servi à soutenir l’édifice social de l’Angleterre avec ses libérales institutions, — disons pourtant qu’elle fut dans la question des chemins de fer une cause d’embarras et de retards. Comme il fallait, dans chaque cas particulier, obtenir l’assentiment des deux chambres, elle avait un moyen d’entraver l’essor des nouvelles entreprises. Les grands propriétaires, qui siègent surtout dans la chambre haute, répugnaient absolument à laisser couper leurs parcs, leurs bois et leurs prairies. Ils s’effrayaient à l’idée d’une foule d’inconvéniens, tous chimériques ou démesurément exagérés. On croirait à peine aujourd’hui à quelques-unes des objections soulevées alors. On s’écriait que le feu s’échappant des locomotives incendierait les forêts et les moissons, que le bruit rendrait les châteaux inhabitables, et, en épouvantant les troupeaux, entraînerait les plus funestes accidens. Certes, les faits le prouvent avec éclat, les propriétaires fonciers ont tiré un large profit des chemins de fer : on serait au-dessous de la vérité en disant qu’en moyenne les propriétés rurales traversées par ces voies nouvelles ont augmenté de 25 pour 100 ; mais de telles conséquences ne pouvaient se révéler tout d’un coup à des esprits prévenus. Si parfois quelques propriétaires consentaient à transiger, c’était en estimant le sacrifice d’une pure satisfaction personnelle à des sommes fabuleuses. Comme ce sont les entrepreneurs de lignes qui supportent en Angleterre, à leurs risques et périls, tous les frais des études préliminaires, les hommes les plus hardis hésitaient à s’aventurer dans de coûteuses explorations avec la triste perspective de venir, en fin de compte, échouer contre le refus obstiné de la chambre des lords[1].

Obligés de fléchir devant cet obstacle, les partisans des chemins de fer ne se découragèrent pas. On est accoutumé chez nos voisins à réagir contre les abus résolument, mais patiemment. On s’évertua donc à mettre ici en lumière devant le public la folie des résistances particulières. On recueillait tous les signes propres à démontrer le véritable effet des routes ferrées sur la propriété territoriale. On réussit un peu plus tard à obtenir les déclarations de certains grands propriétaires qui, après s’être opposés avec passion à l’établissement d’un rail-way, reconnaissaient ensuite qu’ils n’en éprouvaient pas les inconvéniens redoutés. Il se fit peu à peu des conversions éclatantes, et la résistance perdit enfin de son prestige et de sa force.

La préoccupation des esprits en faveur des chemins de fer n’avait commencé de se manifester en Angleterre avec une certaine puissance qu’en 1825.

  1. Il y a eu des cas où plus d’un demi-million de francs s’est trouvé de cette façon consommé sans fruit. Les choses ont radicalement changé depuis cette époque ; on a vu les country gentlemen encourager avec passion les projets les plus téméraires.