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Après cet d’expérience, les essais durant quelques années ne se reproduisent pas sur une large échelle. On aurait dit que l’homme sentait le besoin de se recueillir quelque temps en face de cette force nouvellement domptée qui devait plus d’une fois rompre ses freins et renverser son maître. La navigation à vapeur ne se développe d’une manière sensible qu’entre 1815 et 1820, mais elle ne s’arrête plus ensuite dans ses conquêtes. À peine installée sur les lacs et sur les fleuves, elle s’échappe de ces eaux abritées où on avait prétendu l’emprisonner ; elle se montre d’abord sur les côtes de la Grande-Bretagne ; puis, encouragée par ces premiers rapports avec les flots de l’Océan, elle franchit la Manche, elle affronte la Mer du Nord en reliant Dieppe à Brighton, Douvres à Calais, Rotterdam à Londres. La soumission de l’Océan fut achevée, on peut le dire, en 1826, lorsqu’un bâtiment à vapeur anglais, l’Enterprise, eut effectué le trajet de Londres à Calcutta par le cap de Bonne-Espérance. Les yeux du monde s’étaient un moment fixés sur ce navire, comme autrefois sur celui du navigateur audacieux qui découvrait pour les bâtimens à voiles cette même route du cap vers les Indes-Orientales. Les prodiges n’ont fait depuis lors que succéder aux prodiges : les steamers ont touché aux glaces de l’un et de l’autre pôle ; ils sillonnent aux Antipodes le grand Océan austral, et, — l’aurait-on cru il y a vingt-cinq ans ? — ils ont mis l’Amérique à moins de dix jours de l’Europe[1].

Lorsqu’en face de cette transformation opérée dans la locomotion par eau, on se demanda si à l’aide du même moyen on ne pouvait pas transformer aussi la locomotion par terre, une multitude de questions vinrent entraver l’application de cette idée. Une de ces questions, une des plus débattues, ce fut celle de savoir si la machine à vapeur ne pourrait pas être employée tout simplement sur les routes ordinaires. Les voitures à vapeur roulant sur ces routes excitent d’abord en Angleterre des espérances à peu près générales. Les intérêts alarmés par les voies ferrées, redoutant moins les voitures à vapeur, les encouragent par de vives acclamations. Le triomphe des chemins de fer a fait oublier quelles brillantes destinées étaient alors prédites à ces véhicules. Avec, eux, on devait, disait-on, aller aussi vite que sur les voies en fer, et on n’aurait ni montagnes à percer, ni chaussées à construire, ni rails à poser. Les routes à la Mac-Adam semblaient avoir été inventées tout exprès pour faciliter ces entreprises. Les tentatives n’avaient encore eu lieu que sur de petites distances, à Londres ou aux environs, quand un ingénieur anglais, dont le nom acquit promptement une célébrité colossale, M. Gurney, entreprit enfin un véritable voyage. Il parcourut 128 kilomètres : mais le trajet dura onze heures. Cette vitesse de 11 kilomètres 2/3 par heure égalait à peine celle des voitures de poste. On ne s’en écriait pas moins que l’expérience était décisive ; on attribuait la lenteur du voyage à des circonstances fortuites[2]. Au fond de cet enthousiasme, affecté chez quelques-uns, il y

  1. Le steamer américain l’Arctic, qui vient de périr si déplorablement, avait effectué son dernier voyage de New-York à Liverpool en neuf jours et demi.
  2. Pour cette excursion, l’appareil de M. Gurney avait subi une importante modification. Lors des premiers essais, la machine était attenante à la caisse occupée par les voyageurs ; cette fois elle en était séparée, elle ne servait plus qu’à remorquer la voiture. Cette séparation est devenue un principe invariable sur les chemins de fer.