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obscur que le gouvernement britannique avait rendu dépositaire de ses pouvoirs, gardé presque à vue jusque dans l’étroite et incommode demeure où on l’avait établi, ne pouvant s’en éloigner au-delà d’une certaine distance que sous l’escorte d’un officier anglais, ne pouvant recevoir aucune visite, soit des habitans de l’île, soit des voyageurs qui touchaient à Sainte-Hélène en revenant des Indes, qu’avec l’autorisation du gouverneur, ni entretenir aucune correspondance, même avec sa famille, sans qu’elle passât sous les yeux de ce gouverneur. Qu’on se représente le génie dont l’activité sans égale remplissait et ébranlait naguère le monde réduit à s’agiter dans les limites resserrées de sa prison et n’ayant plus d’autre emploi, d’autres distractions que d’incessantes querelles avec ses gardiens : l’imagination pourrait difficilement concevoir une existence plus douloureuse.

Il y aurait de l’exagération à dire que la position de sir Hudson Lowe n’était guère moins cruelle, mais elle était certainement dès le principe et surtout elle ne tarda pas à devenir extrêmement pénible. On voit, par sa correspondance, que les difficultés très diverses et en quelque sorte contradictoires contre lesquelles il avait à lutter, les dangers opposés dont il avait à se garantir, lui apparurent dès le premier moment avec une grande netteté. Il comprenait très bien que l’honneur de son gouvernement, que le sien même exigeaient qu’il fit tout ce qui dépendrait de lui pour adoucir le sort de son prisonnier ; mais la pensée de sa responsabilité envers l’Angleterre et l’Europe, si grandement intéressées à ce que Napoléon ne recouvrât pas sa liberté, la crainte de la réprobation à laquelle il se verrait exposé, si, par un excès de ménagement, par l’impulsion d’une générosité mal entendue, il venait à compromettre le repos du monde, obsédaient sans cesse son imagination. S’il eût pu se distraire un moment de ces pensées, elles lui eussent été bien vite rappelées par les dépêches qu’il recevait de lord Bathurst, et aussi, suivant toute apparence, par ses correspondances particulières. On peut s’en faire une idée par ce que lui écrivait le 17 octobre 1817 son ancien ami de l’armée de Silésie, le général prussien Gneisenau : « Vous êtes, lui disait-il, le gardien du repos de l’Europe. De votre vigilance et de votre force de caractère dépend notre salut. Dès que vous vous relâcherez de vos mesures de rigueur contre le plus rusé scélérat du monde, dès que vous permettrez à vos subalternes de lui accorder des faveurs par une pitié mal entendue, notre repos sera compromis… La paix en France n’est pas rétablie, les choses ont même empiré. Tant qu’un soldat de Napoléon existera et tant qu’un commis de son administration ne sera pas ministre ou préfet, la tranquillité ne rentrera pas dans cette nation ambitieuse, cupide et vindicative. Si Bonaparte mettait le pied sur le sol de France, il régnerait plus absolument