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Je ne m’abuse pas sur les difficultés d’une pareille tache. Pour exprimer de tels sentimens, pour mettre en scène de tels personnages, il faut posséder une singulière puissance d’isolement, car Jason et Médée vivaient treize siècles avant l’ère chrétienne, c’est-à-dire un siècle avant la guerre de Troie. Et quels renseignemens authentiques possédons-nous sur la Grèce héroïque, sur l’expédition des Argonautes ? L’Argonautique, qui nous est donné comme l’œuvre d’Orphée, n’est qu’une œuvre alexandrine. Le poème d’Apollonius, que j’ai cité tout à l’heure, est écrit douze siècles après l’expédition. Quoiqu’il offre sur le caractère de Médée des indications précieuses que le poète ne doit pas négliger, il est pourtant trop loin de la vie héroïque pour qu’on puisse le suivre sans hésiter. Il est donc nécessaire de compléter les indications d’Apollonius par une autorité plus imposante, par un témoignage plus décisif. Or, pour la vie héroïque, le meilleur témoin que nous puissions consulter s’appelle Homère, car il écrivait trois siècles après la guerre de Troie, c’est-à-dire quatre siècles après l’expédition des Argonautes. Son génie comprenait à merveille la vie héroïque, dont il avait recueilli les traditions. C’est à Homère que les poètes modernes doivent demander, sinon le secret, du moins l’image fidèle de ces temps merveilleux. Euripide, venu quatre siècles après Homère, imbu d’ailleurs des idées philosophiques de son temps, ne saurait avoir la même autorité aux yeux des hommes compétens.

Le témoignage d’Homère, d’Euripide et d’Apollonius une fois épuisé, il reste à construire une fable vivante. Je reconnais volontiers que le poète moderne doit tenir compte des idées qui dominent la génération assise sur les bancs du théâtre. Quand je parle de la puissance d’isolement, quand j’insiste sur la nécessité de remonter le cours des âges, je ne veux appeler l’attention que sur le lieu même de l’action et la nature des personnages. La simplicité des fables tragiques dont se contentait l’auditoire d’Athènes ne saurait convenir aux hommes de notre temps. À cet égard, je pense que M. Legouvé n’a pas fait tout ce qu’il devait, tout ce qu’il pouvait faire. L’action de sa tragédie n’offre pas assez de complications pour les spectateurs de notre génération. Quoique la tradition ait popularisé le dernier crime de Médée, nous aurions aimé à voir le dénoûment retardé par des péripéties plus nombreuses. À vrai dire, pour augmenter le nombre des péripéties, il suffisait de traiter Créon et Créuse comme des acteurs et non comme des comparses. Le personnage d’Orphée, qui intervient à la manière du chœur antique, permet au poète de caractériser le temps où l’action se passe, mais il ne faut pas compter sur lui pour accroître l’intérêt. M. Legouvé a prêté au disciple de Linus des pensées qui ne manquent ni de vérité ni d’élévation ; peut-être pourtant ces pensées ne se produisent-elles pas sous une forme assez concise. Orphée, parlant de Jason qu’il a suivi en Colchide devant Médée qu’il a connue confiante et pure, ne devrait pas parler comme initiateur, comme créateur d’une civilisation nouvelle ; je dois dire qu’il n’est pas toujours en scène.

Cependant, malgré toutes les objections que soulève la Médée de M. Legouvé, je pense que Mlle Rachel, en refusant le rôle écrit pour elle, a commis une faute grave. En effet, les erreurs que j’ai signalées, et qui frapperont les yeux de tous les hommes familiarisés avec l’étude de l’antiquité, ne sont pas de celles qui blessent la foule. Si l’amour maternel tient trop de place dans le