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sauront gré le sentiment de l’amour maternel. C’est par l’analyse tantôt ingénieuse, tantôt émouvante de ce sentiment, qu’il espérait expliquer le dernier crime de Médée. Il semble même qu’il ait conçu la pensée de la réhabiliter aux yeux des spectateurs modernes, tant il a dépensé de soin pour nous initier au trouble de son âme, pour nous révéler toutes les phases de son égarement. Dans le dernier crime, qui forme le sujet unique de la tragédie, la passion ardente, égoïste, implacable, tient peu de place ; la jalousie qui arme le bras de Médée n’a guère que l’importance d’un épisode secondaire. Ce n’est pas en effet sur la jalousie de Médée que le poète a voulu concentrer notre attention, mais bien sur le sentiment maternel. Médée, dans la pièce de M. Legouvé, pardonnerait à Jason l’ingratitude et l’abandon, si elle ne craignait pas de perdre l’amour de ses enfans. Cette fille de roi ne redouterait pas la pauvreté et oublierait peut-être son amant infidèle, si Créuse ne lui dérobait pas le cœur de ses enfans. Il est vrai que M. Legouvé, pour justifier le dernier crime de Médée, prend la peine de transformer Jason en père dévoué : ainsi, en frappant ses enfans, elle le frappe lui-même dans ce qu’il a de plus cher ; mais le sentiment de l’amour maternel est à proprement parler le sujet principal de la tragédie. Or je ne crains pas d’être désavoué par les amis les plus fervens de l’antiquité, en affirmant que le personnage de Médée ainsi expliqué n’est pas le personnage consacré par le génie d’Euripide et par le talent d’Apollonius. Non-seulement le mal d’amour est à peine esquissé, mais la croyance religieuse qui dans le théâtre antique domine toutes les fables imaginées par les poètes se laisse à peine deviner. Médée frappe ses enfans parce qu’elle les aime tendrement, parce qu’elle ne veut pas les abandonner aux caresses d’une autre femme, parce que Jason les chérit, et que leur mort doit le désespérer ; son crime est tout humain, et la fatalité ne joue aucun rôle dans l’action tragique. Ainsi expliqué, le crime est-il amoindri ? La croyance au destin rendait Médée plus terrible et moins odieuse.

Je regrette que M. Legouvé n’ait pas senti la nécessité de développer plus largement le caractère des personnages qui se trouvent aux prises avec Médée. Je comprends dans une certaine mesure qu’il se soit laissé préoccuper par la pensée de Mlle Rachel. Cependant, quel que soit le talent de la jeune tragédienne, je ne puis accepter comme sensé le parti qu’il a choisi. J’admettrai volontiers que le roi de Corinthe et sa fille ne doivent pas être mis sur le premier plan ; néanmoins, tout en leur assignant un rôle secondaire dans la fable tragique, il ne faut pas leur donner une physionomie purement passive. Or, dans la tragédie de M. Legouvé, Créon et Créuse ne paraissent guère que pour donner la réplique et ne sont pas de vrais acteurs. Il n’eût pas été hors de propos d’engager une lutte entre la première et la seconde femme de Jason. Une fille de Corinthe en présence d’une fille de Colchos, une Grecque en face d’une barbare, pouvait trouver des railleries, au besoin des invectives dont le poète aurait profité pour accroître la colère de Médée. Quant au personnage de Jason, il serait superflu d’insister sur l’importance qu’il doit avoir. Chacun comprend en effet que le ravisseur, devant la fille qu’il a séduite, se défend mal par de pompeuses déclamations. C’était le cas de montrer dans toute sa cruauté l’orgueil de l’Argonaute et de mettre dans sa bouche le dédain que lui inspire lu crédulité de l’étrangère.