Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 9.djvu/220

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

la question est de savoir si l’auteur, en s’adressant à Euripide au lieu de s’adresser à Grégoire de Tours, a trouvé moyen de révéler des facultés personnelles, de nous offrir des sentimens vrais dont le développement lui appartienne, des idées justes dont la forme ne soit empruntée ni à l’antiquité grecque ni à l’antiquité latine. C’est sur ce terrain que nous devons nous placer pour juger la Médée de M. Legouvé.

Cependant, quel que soit mon respect pour la vérité générale des sentimens, quoique cette condition domine, aux yeux des hommes de goût, toutes les autres conditions de la poésie, je ne crois pas qu’il faille négliger le temps et le lieu où sont placés les personnages. Plus d’une fois je me suis prononcé avec une conviction sincère contre l’abus de la couleur locale et historique. Je n’ai rien à rétracter de ce que j’ai dit à ce propos ; mais je puis et je dois, sans me contredire, établir une distinction que tous les hommes de bonne foi comprendront sans peine. Dans tout ce qui touche au monde extérieur, l’abus de la couleur locale et historique nous inspire des craintes légitimes ; lorsqu’il s’agit de la nature des sentimens exprimés par le poète, du caractère des pensées qui expliquent la conduite des personnages, loin de redouter l’abus, nous ne voyons qu’un seul danger : l’usage incomplet des élémens fournis par l’histoire. Je n’ai pas à justifier cette distinction, car elle s’accorde avec les principes que j’ai toujours soutenus. Il y a deux sortes de chronologie : la chronologie des faits et la chronologie des sentimens. Que la première soit plus facile à établir que la seconde, je ne le conteste pas. Toutefois, dans le domaine de l’art, la chronologie des sentimens n’est pas moins importante que la chronologie des faits. C’est par ce dernier côté que la poésie se rattache à la philosophie. Cette vérité, qui ne souffre aucune contestation lorsqu’il s’agit d’un sujet emprunté au moyen âge ou aux temps modernes, acquiert un nouveau degré d’évidence et d’autorité lorsqu’il s’agit d’un sujet emprunté à l’antiquité païenne. Les idées religieuses, morales et politiques de cette période historique diffèrent si profondément des idées qui gouvernent le monde, moderne, qu’il faut absolument en tenir compte, si l’on veut laisser aux données poétiques de l’antiquité le caractère qui leur appartient. C’est de cette manière, et de cette manière seulement, que je comprends l’examen de Médée. Toute autre méthode me semblerait puérile.

Quelques esprits enclins à la raillerie, qui n’ont jamais pris la peine de réfléchir, me demanderont peut-être ce que j’entends par la chronologie des sentimens. Ma réponse sera bien simple, et si je consens à répondre, c’est pour prévenir jusqu’à l’ombre même d’une objection. Il y a dans la nature humaine des sentimens éternels qui ne sauraient être altérés ni par les temps ni par les lieux, expression permanente de nos facultés ; il en est d’autres que les temps et les lieux modifient. Ou plutôt, pour parler avec plus de précision, nos facultés, sans changer de caractère, se modifient accidentellement selon les conditions historiques et locales. C’est à ces modifications, dont personne sans doute n’entend contester la réalité, que je demande la chronologie des sentimens. Pour établir cette chronologie, d’une nature toute spéciale, il est nécessaire d’interroger les croyances des temps et des lieux où se trouvent placés les personnages, car les croyances jouent un rôle immense dans la manifestation de nos facultés. À son insu ou à bon escient, l’homme relève de la foi qu’il a embrassée. La religion domine les sentimens