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L’expression naturelle de cette situation en ce qui touche la France et l’Angleterre se retrouve dans le discours par lequel l’empereur vient d’ouvrir la session législative, dans les mesures qu’il propose, ainsi que dans les discussions récentes des chambres anglaises et dans les actes législatifs que le cabinet de Londres a soumis au parlement. Des deux côtés, c’est la même pensée, — celle de donner une impulsion vigoureuse à la guerre et de redoubler d’efforts pour mettre les armées alliées en état de poursuivre leur glorieuse campagne. Aussi le gouvernement français a-t-il demandé dès le premier jour au corps législatif une levée de cent quarante mille hommes et un emprunt de 500 millions. C’est pour des propositions sinon de la même nature, du moins tendant au même but, que le cabinet anglais a devancé l’époque de la réunion habituelle du parlement. Le gouvernement britannique avait à réclamer des chambres une double autorisation, — celle de mobiliser la milice pour l’envoyer tenir garnison à Gibraltar, à Malte, aux Iles-Ioniennes et même dans l’Amérique du Nord, à la place des troupes régulières, seules employées en Crimée, — et celle de recruter une légion de soldats étrangers. En définitive, les deux bills ont été volés par le parlement. Ce n’est point cependant sans difficulté et sans que le ministère anglais ait eu à subir de rudes assauts, qui ont même été un moment sur le point de le mettre en minorité. Non pas que le parlement voulût refuser au cabinet les moyens de faire la guerre ; bien au contraire, l’opposition accusait le gouvernement d’avoir agi avec mollesse et imprévoyance, d’avoir fait une campagne inutile comme celle de la Baltique, de n’avoir point envoyé en temps opportun des renforts en Crimée, en un mot de s’être laissé surprendre par les circonstances, parce qu’il avait trop cru à la paix. Tous ces griefs n’ont point manqué d’être habilement groupés et exposés, notamment par lord Derby dans la chambre haute, et par M. Disraeli dans la chambre des communes. Que le gouvernement anglais se soit trouvé quelque peu pris au dépourvu avec une organisation militaire comme celle de l’Angleterre, si peu propre à une grande guerre ; que des fautes aient été commises, qu’il y ait eu à Londres comme partout des illusions sur les conditions véritables de l’expédition de Crimée, cela n’est point douteux. Le ministre de la guerre, le duc de Newcastle, l’a confessé avec une entière franchise ; tous les membres du cabinet ont fait le même aveu. Il faut dire cependant que le ministère anglais s’est trouvé dans un singulier embarras. Le parlement a eu beau voter une augmentation considérable de l’armée : cela n’a point fait que les hommes fussent réellement sous le drapeau ; et que les nouveaux enrôlés fussent des soldats aguerris. C’est là ce qu’a objecté non sans raison lord John Russell.

Le malheur du ministère anglais, c’est de n’avoir pas semblé dès l’origine répondre à la vivacité du sentiment populaire et de paraître encore divisé sur plus d’un point. La vérité est que s’il a obtenu les deux bills qu’il réclamait, il ne doit pas ce résultat favorable à un excès de confiance du parlement : il le doit à la difficulté de former un autre ministère, et les atteintes qu’il a subies dans les dernières discussions ne laissent pas de le placer dans une situation assez périlleuse vis-à-vis du parlement, qui se réunira de nouveau dans un mois. Il n’est point impossible que quelques-uns des ministres n’aient à porter la peine de circonstances irritantes pour les susceptibilités