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V.


LE BERGER DE PRADINE.


On reconnaît en lui l’origine guerrière :
C’est un pâtre qui fut sergent aux jours passés.
Dans son manteau de laine aux lambeaux rapiécés,
Il marche d’une allure fière.

Comme il menait jadis de front et par le flanc
Ses vaillans compagnons faits à la discipline,
En bon ordre aujourd’hui, le long de la colline,
Il mène un peloton bêlant.

De quatre-vingts moutons il est le capitaine.
Jaloux il les surveille, il les couve des yeux.
L’espoir, le grand espoir de cet ambitieux
Est d’arriver à la centaine.

Il est petit, mais fort. En vigoureux sillons
Soixante ans sont inscrits sur sa mâle figure ;
Sur chacun de ses bras il montre une blessure,
S’il n’y montre plus de galons.

Il a pour adjudant un chien de bonne race,
À veiller, à combattre habilement dressé,
Et qui, vienne le loup de faim tout hérissé,
Tient tête à l’ennemi vorace.

Au premier grognement de cet aimable chien,
— Je te comprends, dit l’homme ; oui, c’est le loup qui rôde…
Et le voilà courant à la bête en maraude,
Comme jadis à l’Autrichien.

Pourtant cet homme est doux. À la mère empressée
Il offre, il tend l’agneau qui pleure de la voix.
Comme le bon Pasteur, on l’a vu mainte fois
Rapporter la brebis blessée.

Lui qui fut raide et brusque alors qu’il le fallait,
Il parle sans rudesse au troupeau qu’il fait paître ;
Lui, dont les doigts souvent furent noirs de salpêtre,
Maintenant les blanchit de lait.

Lui-même, agenouillé sur le seuil de l’étable,
Presse le pis fécond dans le vase écumant.