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« Je parle de cette époque qu’on nommait du temps du règne de Louis-Philippe l’époque parlementaire... L’époque la plus florissante de la période parlementaire fut sous le ministère du 1er mars et dans les premières années du ministère du 29 novembre 1840... Mes lettres de Paris ne vont pas jusqu’à la catastrophe du 24 février, mais on en voit déjà à chaque page poindre la menace, et elle est présagée constamment avec cette douleur prophétique que nous trouvons dans l’antique épopée, où la conflagration de Troie ne forme pas la conclusion, mais pétille d’avance mystérieusement dans chaque vers de l’Iliade. Je n’ai pas décrit l’orage, mais les grosses nuées qui le portaient dans leurs flancs, et qui s’avançaient sombres à faire frémir. J’ai fait des rapports fréquens et précis sur ces légions sinistres, sur ces titans troglodytes qui étaient aux aguets dans les couches infimes de la société, et j’ai laissé entrevoir qu’ils surgiraient de leur obscurité, quand leur jour serait venu. Ces êtres ténébreux, ces monstres sans nom, auxquels appartient l’avenir, n’étaient alors regardés généralement qu’à travers le gros bout de la lorgnette, et envisagés ainsi, ils avaient réellement l’air de pucerons en démence; mais je les ai montrés dans leur grandeur naturelle, sous leur vrai jour, et vus de la sorte, ils ressemblaient aux crocodiles les plus formidables, aux dragons les plus gigantesques qui soient jamais sortis de la fange des abîmes.

« Pour égayer la monotonie des correspondances politiques, je les ai entremêlées de descriptions puisées dans le domaine des arts et des sciences, dans les salles de danse de la bonne et de la mauvaise société. Si parmi de telles arabesques j’ai tracé parfois des caricatures de virtuose par trop bouffonnes, je ne l’ai pas fait pour causer un crève-cœur à tel ou tel honnête tapoteur de piano-forté ou râcleur de violoncelle, oublié d’ailleurs depuis assez longtemps, mais seulement pour fournir le tableau de l’époque jusque dans ses moindres nuances. Un daguerréotype consciencieux doit reproduire la plus humble mouche aussi bien que le plus fier coursier. Or mes lettres lutéciennes sont un livre d’histoire daguerréotype, dans lequel chaque jour s’est peint lui-même, et par l’arrangement de ces portraits quotidiens, l’esprit ordonnateur de l’artiste a donné au public une œuvre où les objets représentés constatent authentiquement leur fidélité par eux-mêmes. Mon livre est donc un produit de la nature et de l’art à la fois, et tandis qu’il suffit peut-être pour le moment aux besoins populaires du lecteur contemporain, il pourra, en tout cas, servir un jour aux historiographes comme une source historique qui porte en elle-même la garantie de son authenticité. »

C’est donc en 1840 que s’ouvre la correspondance intitulée Lutèce, On peut noter dans cette correspondance trois parties distinctes, l’une où se reflètent les incidens politiques de chaque jour, l’autre consacrée aux faits littéraires, la troisième aux aspects de la vie morale. Nous essaierons de donner une idée de chaque partie du livre par un fragment; et quelques pages sur l’état de l’opinion à Paris en avril 1840 montreront à quel point chez M. Heine la pénétration de l’observateur se concilie avec l’instinct prophétique du poète.

« Raconte-moi ce que tu as semé aujourd’hui, et je te prédirai ce que tu récolteras demain! — Je pensais ces jours-ci à ce proverbe du brave Sancho Pança, en visitant quelques ateliers du faubourg Saint-Marceau, et en