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LE GYMNASE. — Ceinture dorée, par M. Emile Augier.

« Quand la vertu s’est enfuie des cœurs, elle se réfugie sur les lèvres. » Ces paroles, écrites au siècle dernier par Jean-Jacques Rousseau, pourraient servir d’épigraphe à la comédie nouvelle de M. Emile Augier aussi bien qu’à la comédie de M. Ponsard. Jamais le veau d’or n’a compté plus d’adorateurs que de nos jours, et jamais le désintéressement n’a rencontré d’apôtres plus fervens. Je n’ai pas à revenir sur l’Honneur et l’Argent; c’est un plaidoyer plutôt qu’une comédie. Le nouvel ouvrage de M. Augier satisfait du moins aux conditions du genre. Finesse d’observation, traits spirituels, dialogue vif et mordant, l’auteur n’a rien négligé pour tenir en haleine l’attention de l’auditoire. La comédie est son vrai domaine, quoiqu’il soit loin encore de l’avoir exploré tout entier. Il a souvent accordé trop d’importance à la fantaisie, et, sans le savoir peut-être, il a semblé donner raison au professeur de Bonn qui mettait le Roi de Cocagne au-dessus des Femmes savantes. Heureusement la fantaisie ne le gouverne pas en souveraine absolue. Il est ramené par l’instinct naturel de son esprit à la peinture des vices et des ridicules.

Ceinture dorée n’est pas une œuvre accomplie; mais le dessin des caractères, la trame du dialogue et la marche de l’action se recommandent par des mérites vraiment littéraires. Cependant ce serait trahir les intérêts du goût que de cacher à l’auteur les fautes où il est tombé. Roussel, le personnage principal, est étudié avec soin; mais il touche au drame aussi souvent, plus souvent peut-être qu’à la comédie. Le modèle d’un tel personnage s’offre-t-il souvent à nos yeux ? pour oser l’affirmer, il faudrait méconnaître singulièrement le train du monde. Les millionnaires enrichis par des moyens illégitimes n’ont guère l’habitude de pleurer sur l’origine de leur fortune; ils donnent des fêtes, ils écoutent d’une oreille complaisante les flatteries de leurs courtisans, et le remords ne vient pas troubler leur joie. Ceux qui gémissent sur la honte cachée au fond de leur richesse sont trop peu nombreux pour servir d’expression à la société. Cependant je ne refuse pas au poète comique le droit de les mettre en scène, car s’ils ne représentent pas les sentimens qui dominent le monde, il n’est pas inutile de les offrir en exemple à la foule désœuvrée; leurs souffrances renferment une leçon qui peut relever la dignité morale de notre temps. Je ne saurais donc blâmer M. Emile Augier, quoique les millionnaires repentans forment aujourd’hui une tribu très peu nombreuse. Voyons comment il a mis en œuvre l’idée généreuse dont il s’était emparé.

Roussel a une fille pourvue de toutes les grâces de la jeunesse, belle, spirituelle, enviée de toutes ses compagnes, dont la main est disputée par de nombreux prétendans, et c’est dans sa fille qu’il doit trouver son châtiment. Caliste, en effet, qui ne méprise pas son père, car elle ignore l’origine impure de sa fortune, Caliste a la prétention d’être aimée pour elle-même. Elle dédaigne tous les hommes qui veulent l’épouser; elle ne voit dans leur empressement qu’un hommage rendu à sa dot : position difficile pour la fille unique d’un millionnaire ! Elle n’acceptera que la main de l’homme qui l’aura dédaignée. Caliste, malgré sa beauté, malgré la vivacité de son esprit,