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les chancelleries de l’Europe sa diplomatie dit : « L’empereur le veut, l’empereur le désire ! » pour que toute objection parût surprenante. Le dernier tsar avait un tel sentiment de sa prépondérance, qu’il ne lui semblait pas même qu’elle pût être mise en doute. Nulle part sans contredit ce sentiment n’éclate avec plus de naïveté que dans les conversations secrètes rapportées par sir Hamilton Seymour. L’excès même du pouvoir du souverain russe, joint à la fierté altière et absolue de son esprit, faisait que ses serviteurs les plus fidèles n’osaient pas toujours laisser la vérité arriver jusqu’à lui. De là est née pour l’empereur Nicolas cette tentation, cette pensée, qui peut bien soumettre l’Europe à une terrible épreuve, mais qui est à coup sûr pour la Russie une périlleuse gageure. C’est alors que, croyant l’Angleterre et la France divisées par d’irréconciliables haines, l’Autriche et la Prusse dociles et d’avance gagnées à ses desseins, la Turquie impuissante, le tsar risquait cette grande aventure de la mission du prince Menchikof, — et une fois engagé dans cette voie, il était fatalement réduit à aller jusqu’au bout ou à voir périr les fruits de toute sa politique, — bien plus encore, les fruits d’une politique séculaire. C’est à ce moment que la mort est venue à l’improviste dénouer le règne de l’empereur Nicolas, lorsque ce souverain avait pu reconnaître le piège auquel il avait succombé, lorsqu’il avait pu voir ses armées plus souvent vaincues que victorieuses dans leurs engagemens avec les Turcs, son territoire envahi, la citadelle de sa puissance dans la Mer-Noire assiégée, lorsque enfin il s’était vu contraint de ratifier les conditions de paix stipulées par l’Europe — d’une acceptation qui, ne fût-elle qu’apparente, avait dû certainement coûter à sa fierté. Et c’est ainsi qu’après avoir joué un des plus grands rôles de notre siècle, après avoir offert d’ailleurs sur le trône le spectacle de qualités éminentes, le dernier empereur de Russie en était venu à susciter cette lutte formidable, pour ne recueillir jusqu’ici que des déceptions.

Quelles seront maintenant les conséquences de la mort du tsar Nicolas ? Si un tel événement s’était produit après la retraite du prince Menchikof de Constantinople, avant l’invasion des principautés, ou même dans les premiers momens de cette invasion, la guerre ne serait point probablement sortie de ces singulières complications. Il n’en est plus ainsi malheureusement : les positions sont changées, la lutte a déjà eu ses péripéties et ses résultats ; le mouvement des choses a conduit nos armées devant Sébastopol et placé la diplomatie européenne sur le terrain des conditions qui sont devenues l’objet du traité du 2 décembre. Sans doute, dans l’un des plateaux de cette balance où se pèsent les destinées de l’Europe, il y a de moins aujourd’hui la fierté blessée, l’orgueil inflexible d’un puissant souverain ; tout ce qu’il pouvait y avoir de personnel pour l’empereur Nicolas dans la question qui s’agite n’existe plus. Le nouveau souverain de la Russie, le tsar Alexandre II, porte, dit-on, au pouvoir les dispositions d’un caractère modéré ; il monte au trône dans la maturité de l’âge, à trente-sept ans, environné de toutes les lumières d’une expérience récente et redoutable. Il passe même pour avoir vu d’un œil peu favorable les premiers actes d’où la guerre est sortie. Ses inclinations naturelles sont pacifiques et éclairées. Il ne faudrait point cependant faire de la politique avec des illusions et des conjectures plus spécieuses que justes.