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pour les obliger à faire rentrer au bercail les brebis qui l’avaient déserté. Le bruit se répandit bientôt que l’une des jeunes filles arrêtées avait été conduite de force, par les janissaires Turcs de sa grandeur, au confessionnal et à l’autel, ce qui eût été subversif tant de la morale humaine que de la morale religieuse, car l’une et l’autre veulent avec raison que le mariage soit le résultat d’un consentement libre. Enfin des clameurs si violentes et si générales s’élevèrent du sein de cette petite population, que le patriarche se décida à partir, laissant deux de ses vicaires chargés de mener à fin l’opération commencée. Arrivé à un second village, le patriarche reconnut, à la froideur qu’on lui montra, qu’il s’était placé entre deux écueils : renoncer à sa mesure de mariages en masse et perdre à n’en pas douter tout le prestige dont il jouissait chez ses coreligionnaires, ou s’exposer à une animadversion générale. Pour se tirer d’affaire, il prit le parti de doter lui-même les jeunes filles de ce village sur la caisse des pauvres du diocèse. L’état général de misère de cette dernière population justifiait d’ailleurs en partie cette mesure; mais il ne réfléchit pas que ce précédent porterait à l’avenir tous les jeunes époux à se dire pauvres pour avoir part à ses libéralités, tant il est vrai qu’une fois entré dans une voie fausse, il faut, quoi qu’on fasse, toujours s’y précipiter plus avant !

Pendant que d’un côté l’on songeait à faire ainsi l’aumône sous forme de dot, les délégués du patriarche suivaient une autre marche dans le village qui avait été le théâtre des premières tentatives. Ces délégués, pour mettre un terme à tous les embarras qui semblaient s’accumuler autour d’eux,-avaient arbitrairement établi, selon le degré d’aisance de chacun, deux classes de fiancés. Ceux de la première classe devaient réaliser immédiatement et compter à leurs fiancées, quelle que fût la quantité de laine ou de coton déjà remise par eux, une somme de 5 ou 600 piastres (125 ou 150 fr.); ceux de la seconde classe devaient compter 3 ou 400 piastres (75 ou 100 fr.). On supposait que par ce moyen la célébration générale des mariages ne rencontrerait plus d’obstacles; mais c’était encore une illusion : tous les jeunes gens demandèrent à être compris dans la deuxième classe pour avoir moins à payer; toutes les jeunes filles au contraire demandèrent que leurs fiancés fussent compris dans la première classe pour avoir plus à recevoir. Les prêtres finirent par chercher un prétexte pour quitter le terrain de la lutte, et la population, livrée à elle-même, s’arrangea comme elle voulut, c’est-à-dire qu’elle maintint à peu près les anciens usages. Tant de calcul de la part de filles si jeunes encore s’écarte évidemment de ce que nous voyons en Occident, où, malgré l’envahissement général des esprits par les besoins de bien-être et de luxe, il est un âge qui a conservé ses illusions, et