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montagne. Si l’habitude de fumer était moins invétérée en Orient, on pourrait penser que, dans une telle circonstance, la fumée n’est exhalée à si larges et si nombreuses bouffées que pour voiler la rougeur de gens qui vont commettre un parjure. Je supposerai que le banquier a payé au trésor pour le compte de la commune 20,000 piastres (5,000 fr. environ), et que l’intérêt stipulé soit de 30 pour 100 (6,000 piastres). C’est donc la reconnaissance de cette dernière dette qu’il s’agit de constater, et, pour la constater, on recourra, comme le font entre eux les usuriers et les prodigues d’Europe, à une livraison de marchandise, mais avec cette différence, qu’en Europe la livraison est réelle, tandis que là-bas elle est tout à la fois réelle et fictive. Le banquier et les cheiks commencent par convenir que les derniers achètent du premier, au nom de la communauté, six charges de savon, car c’est toujours le savon qui figure en première ligne dans des cas semblables; or six charges de savon représentent un poids total de 1,200 kilogrammes et une valeur de 4,000 piastres. Dès que le contrat est dressé, les témoins le signent comme ayant été conclu devant eux. Le mot charge s’entend ordinairement d’une charge de chameau; mais comme cela n’est pas spécifié au contrat et qu’on s’est borné à y écrire le mot charge sans autre accompagnement, le cheik appelle le chat de la maison, et le met entre les mains du banquier pour servir à l’accomplissement des formalités relatives à la livraison du savon : pendant que le banquier tient dans ses mains l’animal impatient, l’un des hommes de sa suite attache un petit morceau de savon à chacun des bouts d’une ficelle dont la longueur a été calculée d’avance, et ce préliminaire accompli, les deux morceaux de savon sont placés en équilibre sur le dos du chat, qui, à l’appel du cheik, va porter à son maître la première des six charges mentionnées. La même opération a lieu très exactement pour les charges suivantes, car il faut bien que la conscience de messieurs les témoins musulmans soit mise autant que possible dans une situation à n’éprouver aucun scrupule au moment de la signature de l’acte destiné à constater que les livraisons ont été bien et dûment faites. Bientôt cependant le témoignage des chrétiens et même des juifs pourra être reçu en justice, et voilà, j’en ai peur, une industrie assez lucrative perdue pour certains enfans du prophète !

Six charges de savon ne représentent, je l’ai dit, qu’une valeur de 4,000 piastres environ, et il s’agit de justifier aux yeux de la loi une créance de 6,000 piastres I Comme il serait à craindre, après tout, qu’en cas de contestation, et même en tenant compte des ablutions fréquentes prescrites par le Coran, le juge hésitât à admettre une consommation annuelle de plus de 4,000 piastres de savon, voici le moyen dont on se sert pour compléter la somme. Le banquier tire sa