Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 9.djvu/1289

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

revient au divan ; mais comme les mêmes querelles se produisent à la fois dans vingt villages différens, comme d’un autre côté les comptes des cheiks ne sont pas tenus avec cette méthode, avec cette clarté qui imposent silence à tous les doutes, comme enfin les Arabes ne savent se modérer ni dans l’expression de leurs passions, ni dans l’étendue de leurs discours, un ajournement succède à un autre, et les semaines se passent sans qu’on puisse arriver à une solution définitive. Les villageois, livrés à eux-mêmes, auraient peut-être à la longue fini par s’entendre ; mais le banquier en exercice des cheiks, ayant vu venir au secours de l’opposition le banquier en expectative des plaignans, s’est mis en campagne à son tour, ce qui complique les machinations et les haines des paysans des machinations et des haines des usuriers. Or, comme ces derniers sont habiles à corrompre, à soudoyer les employés du divan de la province, chrétiens pour la plupart (car sur un total de quatre-vingts environ, on n’en compte que seize ou dix-huit musulmans), on voit le mal s’aggraver dans une proportion inouie. Au village, les querelles vont souvent jusqu’à prendre un caractère inquiétant pour la vie des hommes ; les travaux des champs restent suspendus, les cultures souffrent, et à la pénurie de la caisse publique vient, au moment des récoltes, s’ajouter une moindre production, qui amène avec soi le malaise des particuliers.

Le Coran défend aux musulmans de prêter de l’argent à intérêt, et il doit en être peu qui enfreignent cette défense, car dans tout Damas je ne connais que deux ou trois musulmans qui, bravant la loi du prophète, fassent le métier de chouhassi. Cette industrie détestable est donc plus particulièrement le fait des chrétiens et des juifs, mais des juifs avant tout. En Europe, on ne saurait se rendre bien compte de l’échelle sur laquelle l’usure est pratiquée dans les pays de domination musulmane (l’Algérie cependant a pu en donner une idée) ; des banquiers de Damas prêtent à 40, et même à 50 pour 100 par an. Pour ma part, j’en ai connu un plus particulièrement qui se croyait non-seulement très honnête homme, mais encore très bon chrétien, en ne prenant que 30 pour 100. Les prescriptions ecclésiastiques limitent bien le taux de l’intérêt à 12 pour 100 ; mais cet homme avait de petits arrangemens de conscience qui mettaient son esprit en repos. Peut-être m’objectera-t-on qu’il est difficile de s’expliquer comment, dans un pays où le témoignage des chrétiens et des juifs n’est pas admis en justice, où la loi religieuse et politique tout à la fois défend le prêt à intérêt, où enfin les musulmans paraissent respecter si généralement la loi, il est possible de faire des contrats qui obligent des villages à payer des intérêts, et des