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qui s’accommoderaient peu d’un conflit avec une tribu seulement, car attaquer un Bédouin, et pour un pareil motif, c’est presque les attaquer tous.

D’ailleurs la Porte, par le maintien d’anciens abus, ne va-t-elle pas elle-même au-devant de la fraternité bédouine ? Ne paie-t-elle pas, par exemple, une redevance à certaines tribus pour avoir des appuis dans le désert et pour assurer le passage de la caravane de La Mecque ? Si je dis redevance malgré ce que le mot a de malsonnant, et en dépit du mot cadeau employé par l’autorité du pachalik, c’est que les Arabes sont aussi loin que possible de considérer l’argent qu’ils reçoivent ainsi comme un don gracieux de leur souverain; en voici un exemple. Il y a quelques années de cela, on vit un jour arriver chez le commandant en chef de l’armée d’Arabie le domestique noir d’un chef de tribu bédouine; il était vêtu d’un grand manteau troué et chaussé de bottes qui avaient été rouges autrefois, mais qui alors n’avaient plus de couleur précise. Le pacha accueillit par exception cet homme avec empressement, le fit asseoir, lui accorda les honneurs de la pipe et du café, et l’engagea ensuite à passer chez son trésorier pour y recevoir la redevance accordée à son maître, afin de s’assurer de ses dispositions pacifiques. Quelques instans s’étaient à peine écoulés, lorsqu’un grand bruit se fit entendre; bientôt le trésorier entra chez le pacha d’un air effaré, annonçant que le nègre se refusait à recevoir de la monnaie de billon, et exigeait qu’on le payât en or. Sur les observations très modérées qui lui avaient été faites, du talon de sa botte il avait balayé la table sur laquelle la somme qu’il devait recevoir se trouvait déjà comptée. Là-dessus, étonnement, inquiétude du pacha. On fait rentrer le noir, on lui sert derechef la pipe et le café, on le flatte, on le caresse; sa colère s’apaise; toutefois il ne se rend qu’à demi et déclare, comme dernier ultimatum, qu’il consent à prendre la moitié de la somme en monnaie de billon, mais qu’il veut le reste en or. L’ultimatum fut accepté, et le pacha ne revint à son calme habituel qu’après avoir vu le nègre partir muni du sac où se trouvait renfermée la somme destinée à être portée au désert.

Comment après cela s’étonner que le pauvre paysan soit abandonné à la discrétion des Bédouins ? Il serait encore heureux que les fraternités n’existassent que d’homme à homme; mais indépendamment de celles-là, il y a des fraternités de tribu à village, de telle sorte qu’un paysan, après avoir payé sa contribution à un Bédouin de telle tribu, sera encore obligé de payer sa part de la contribution que l’ensemble de son village doit payer à l’ensemble de la tribu à laquelle appartient son très cher frère. Il est vrai que si le paysan paie de deux façons, le Bédouin reçoit de deux façons aussi : entre