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Il y a encore un autre raisonnement des défenseurs du système actuel qui n’est pas moins anglais. En Angleterre, tout officier est ou noble ou riche ; il est toujours dans la catégorie des gentlemen. On sait à quel degré il Porte le luxe de la vie, celui des chevaux, celui des uniformes, celui de la table. Or quelle figure veut-on qu’un infortuné sergent, par exemple, passant capitaine, puisse faire à la table des officiers et dans la société la plus aristocratique du monde ? Il y a un abîme social entre les deux classes. L’autre jour, dans la chambre des communes, un membre de la noblesse, qui pouvait parler pour son ordre, puisqu’il est l’héritier du duc de Northumberland, lord Lovaine, disait : « Quel serait l’effet d’introduire une quantité d’hommes n’ayant reçu que peu d’éducation dans la société des autres officiers, qui sont tous des hommes bien élevés et de bonnes manières ? Il serait impossible que les deux classes pussent avoir les mêmes goûts et les mêmes habitudes. Je ne veux pas le moins du monde déprécier le mérite des sous-officiers, je connais leurs bonnes qualités ; mais enfin il est impossible que des hommes nés dans les rangs les plus inférieurs de la société, où malheureusement se recrutent les soldats, puissent s’associer avec des hommes d’un rang plus élevé et de manières plus cultivées. Le parlement peut faire toutes les lois qu’il voudra, mais il ne peut pas changer la nature humaine, ni amener une fusion entre deux classes si opposées… »

Cet argument est et sera toujours puissant dans une société constituée comme l’est la société anglaise. Cela est si vrai, que beaucoup de soldats et de sous-officiers préfèrent leur condition modeste à une promotion qui les ferait entrer dans un ordre social dont ils ne pourraient supporter les chargés, et où ils ne seraient que des étrangers et des intrus. Un caporal qui n’a que quarante francs par semaine, dont il faut déduire les retenues, et dont souvent la femme est la blanchisseuse du régiment, se trouverait très dépaysé et très obéré, s’il était obligé, avec une modeste augmentation de traitement, de se transformer en gentleman, et si sa femme était forcée de vivre de ses rentes. Il est très facile de parler de démocratiser l’armée, mais en même temps il faudrait démocratiser la société, ce qui est une opération plus longue et plus difficile. Nous voyons qu’on cite souvent en Angleterre l’exemple de la France, où chaque soldat, selon le proverbe, a un bâton de maréchal dans sa giberne ; on rappelle à tout propos les noms des grands capitaines de la révolution et de l’empire, qui de simples soldats sont devenus maréchaux, princes et rois ; il faudrait se souvenir aussi que cette démocratisation de l’armée française a été précédée et accompagnée de celle de la France