Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 9.djvu/1270

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

un procédé qu’on ne peut guère qualifier que du nom de croc-en-jambe politique. Le jour où M. Roebuck devait faire la proposition d’une enquête sur la conduite de la guerre, lord John Russell, qui se trouvait chargé de défendre le ministère, en sortit comme on dit que les rats sortent d’une maison qui tombe, et donna sa démission, en laissant se débrouiller comme il pourrait ce gouvernement dont il avait partagé tous les actes. On avait taxé d’exagération et de passion tous les récits faits par les journaux sur l’état de l’armée anglaise en Grimée ; mais, dès l’ouverture du parlement, voici ce que venait dire le ministre dirigeant de la chambre des communes : « Nul ne peut nier la déplorable condition de notre armée. Les rapports qui nous en viennent chaque semaine sont non-seulement pénibles, mais horribles et à fendre le cœur…. Je dois le déclarer, avec toute l’expérience officielle, avec toutes les sources d’information que je puis avoir, il y a là quelque chose qui est pour moi absolument inexplicable… »

La désertion de lord John Russell fut le signal d’une déroute générale. Nous n’insisterons pas ici sur le lamentable spectacle que présenta pendant plus d’un mois, que présente encore aujourd’hui l’Angleterre constitutionnelle et parlementaire. Le désordre qui avait régné dans le commandement et dans l’administration militaires fut surpassé par celui qui réduisit les pouvoirs politiques à une complète impuissance. Un vote écrasant de la chambre des communes avait achevé la dissolution du ministère ; l’homme aujourd’hui le plus populaire de la Grande-Bretagne, lord Palmerston, se trouva le maître de la situation. Il essaya des combinaisons ministérielles avec tous les partis, comme un expérimentateur essaierait des combinaisons chimiques avec les élémens les plus opposés. D’éliminations en éliminations, il arriva à écarter ceux des anciens disciples de Peel qui étaient restés dans le gouvernement, et resta seul en possession de la place.

Lord Palmerston, porté au pouvoir par le flot de l’opinion, répondra-t-il à ce qu’on attend de lui ? Nous en doutons. L’Angleterre en ce moment use un vieux personnel comme elle a usé un vieux matériel ; la plupart de ses hommes d’état sont de la même date que ses généraux. Le nouveau ministère ne fera probablement pas mieux que celui auquel il succède, parce qu’il est, au fond, composé d’hommes de la même classe politique, et qui sont également intéressés au maintien de l’ordre établi. Dans les dures épreuves qui viennent de frapper l’Angleterre, la part des hommes n’est pas encore si grande que celle du système consacré par la tradition, par la routine, par l’état social du pays.