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esclaves. De la même manière, les Anglais feraient volontiers faire la corvée militaire par des Turcs. Des jeunes gens de famille ou de fortune achèteront une commission, parce que c’est bien porté, ou parce qu’il faut que jeunesse se passe ; mais pour eux c’est simplement une position sociale, ce n’est pas une carrière. Aussi, quand il y a eu des batailles, on les a vus mourir comme des chevaliers et des gentlemen ; mais quand il a fallu passer les nuits dans les tranchées et se servir un peu soi-même, on les a vus par centaines demander des congés, et le commandant en chef a dû rejeter les demandes d’une manière absolue. Le soldat lui-même, ce soldat modèle, semble avoir quelque chose d’artificiel : il est comme un produit de l’industrie. On dit d’une armée française que, quand on vient de la passer en revue, on peut indifféremment la faire rentrer dans ses quartiers ou bien l’envoyer au bout du monde ; elle est toujours prête, et prête à tout. Le soldat anglais, au contraire, ne commence son école qu’au moment où il entre en campagne. « Dans tous les autres pays, disait un des ministres, M. Sidney Herbert, on sait organiser, nourrir et faire mouvoir de grandes masses d’hommes ; en Angleterre, on ne s’y prépare jamais que lorsque la guerre est arrivée, et on demande aux hommes à la fois d’apprendre et de pratiquer leur métier. » De plus, le soldat anglais, quand il sait son métier, ne sait que cela ; il n’y joint pas l’infinie variété de ressources qui est comme naturelle au soldat français. Il ne sait pas se servir, il ne sait pas faire du feu, faire la cuisine, il ne sait pas coudre. Il est vrai qu’on donne pour raison de cette infériorité précisément le degré supérieur de civilisation de l’Angleterre, et M. Sidney Herbert ajoutait à ce propos : « Remarquez la composition individuelle de votre armée. En Angleterre, nous avons le plus haut degré de civilisation qui soit dans le monde ; par conséquent et naturellement nous avons la plus grande subdivision du travail. Le peu d’étendue du territoire et la proximité des lieux font aussi qu’il y a les communications les plus rapides. Eh bien ! quel en est le résultat ? C’est que le paysan anglais, ne fait jamais rien pour lui-même, comme cela arrive dans les états moins avancés de civilisation ; on lui bâtit sa maison, on lui fait ses habits, on fait tout pour lui… La grande subdivision de travail qui accompagne une civilisation avancée offre de telles facilités de tout faire faire pour soi, qu’on ne sait plus comment se retourner quand on se trouve livré à ses seules ressources… » On voit que l’excès de civilisation a quelquefois des inconvéniens.

Toutefois l’Angleterre a eu des armées, et elle en aura encore ; mais elle n’en a jamais de toutes faites. Le vieux général Evans, voulant dernièrement calmer les craintes de son pays, disait que l’Angleterre n’avait jamais fait la guerre avec avantage qu’au bout