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transport que la marine levantine, il en est en réalité tributaire; mais l’inintelligence de la Porte s’est prêtée à l’interversion des rôles, et le patronage est subi par ceux qui devraient l’exercer. Le jour où les marins du Levant prendront dans l’essor de leurs entreprises et dans un système de garanties qui leur manque le sentiment de leur force, ils n’accepteront plus le protectorat de la Russie; l’esprit d’indépendance, qui est un des caractères de leur profession, fortifiera chez eux l’esprit de nationalité, et la politique des tsars verra ceux qu’elle attend pour complices se transformer en adversaires. Qui ne voit d’ailleurs quelle place revient à la marine dans toutes les opérations militaires dont le bassin de la Mer-Noire peut être le théâtre ? L’art de la guerre, Napoléon l’a dit, n’est que l’art d’arriver au jour donné, en force supérieure, sur les points stratégiques où doivent se décider les questions d’une campagne, et c’est à celui qui dispose des plus grands moyens de locomotion que finit par appartenir la victoire. La connexion qu’établit sous nos yeux la puissance de la vapeur entre l’action des armées de terre et celle des forces navales n’a pas au monde de champ plus favorable que la Mer-Noire, ni de pivot plus solide que le port de Constantinople. C’est là surtout que le maître de la mer l’est de la terre, et les élémens artificiels de la marine russe ne sauraient se mesurer avec les élémens vivaces de la marine du Levant. Il ne manque à celle-ci que des institutions, de la confiance en elle-même, de l’unité, pour opposer une digue insurmontable aux entreprises de son ambitieux voisin, et l’appui des alliés de la Porte peut lui donner tout cela. Il faut donc rechercher avec sollicitude, en Égypte comme ailleurs, les moyens d’affermir et d’étendre la marine orientale. Cette marine est chrétienne, et c’est par elle que les races opprimées commenceront à se relever en Turquie. Ce sera, il est vrai, l’aider à devenir pour d’autres marines une concurrente redoutable; mais elle ne peut, qu’à la condition d’être forte, devenir une des garanties de la sécurité de l’Europe.

L’ouverture de l’isthme réagira sur la politique de la Russie elle-même. Malgré beaucoup de cruautés, les intentions civilisatrices ont rarement manqué aux princes de la maison de Romanof; mais leurs efforts ne sont guère parvenus à vaincre la barbarie que lorsqu’ils ont infusé dans ses veines un sang plus actif et plus généreux. Les races indigènes répandues dans les interminables plaines où coulent le Dniester et le Don semblent n’être capables de progrès que par imitation; elles peuvent recevoir à la longue une civilisation toute faite, elles ne la trouveraient pas elles-mêmes. C’est ainsi que le commerce de la côte septentrionale de la Mer-Noire fut créé dans l’antiquité par les Grecs; c’est ainsi qu’il était au moyen âge entre les mains des Vénitiens et des Génois, que le pays est retombé dans