Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 9.djvu/1243

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

capable de se maintenir contre les entreprises de la Russie. Mais que faire le lendemain de la paix ? Comment conjurer le retour des périls qui ont allumé la guerre ? Quelle force de résistance fonder sur les ruines d’un pouvoir qui se meurt et d’une société qui tombe ? Comment, en un mot, rendre l’ancien empire d’Orient et la Grèce, qui en est la plus glorieuse partie, assez forts pour se garder eux-mêmes ?

Tel est le problème redoutable qui se dresse devant l’Europe en armes. Dans un pays aussi libéralement doté par la nature que l’est l’empire d’Orient, un prince sachant gouverner trouverait des solutions sûres, si ce n’est faciles, et son premier moyen d’opérer une régénération désormais indispensable à l’équilibre du monde serait la conservation attentive des élémens de vie encore épars sur ce vaste territoire. Parmi ces élémens, il en est un dont la vitale énergie se maintient et grandit opiniâtrement en dépit de l’abandon, en dépit des obstacles, et offre par conséquent un point d’appui digne de confiance : c’est la marine. Les côtes si diversement dentelées de l’Albanie, de la Grèce, de la Macédoine, de la Thrace, de l’Asie-Mineure, des îles de l’Archipel, produisent des matelots aussi naturellement que des lentisques ou des oliviers, et tout, jusqu’à la maigreur du sol, y tend à diriger les esprits et les bras vers la mer. L’aptitude innée de la race qui les habite à la navigation éclate dès les temps historiques les plus reculés, et quatre siècles du despotisme stupide des Turcs ne sont pas parvenus à l’affaiblir. Le royaume de Grèce compte à lui seul, sur une population totale d’un million d’âmes, 27,000 marins, c’est-à-dire le cinquième de l’inscription maritime de la France, et les côtes demeurées sous la domination de la Porte fournissent des matelots à tous les pavillons, à commencer par celui de la Russie, qui fréquentent les échelles du Levant. Toujours active sur la Méditerranée, cette marine commence, grâce au besoin croissant de subsistances des îles britanniques, à pénétrer dans l’Océan, et s’y montre capable, par son économie et son activité, d’accomplir des entreprises plus lointaines. D’autant plus rapprochée de l’isthme de Suez qu’elle est plus éloignée de Gibraltar, elle s’élancerait sans nul doute des premières dans le débouché qui s’ouvrirait sur la Mer des Indes; elle y puiserait un redoublement de force, et entrerait plus avant par cette nouvelle voie dans le concert des peuples d’Occident.

Les ports russes de la Mer-Noire ne sont point destinés à posséder de marine nombreuse qui leur soit propre. Les grandes villes emploient beaucoup de matelots, elles en fournissent peu, et les côtes inhospitalières de la Russie méridionale n’offrent point cette multiplicité d’abris où les exercices alternatifs de la culture et de la navigation forment et développent les populations maritimes. Le commerce russe n’aura jamais dans son voisinage d’autre agent de