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mettra le port de Trieste en contact avec les plus fertiles plaines de la Hongrie; il vivifiera l’agriculture de ce beau pays en rapprochant son excédant de grains du débouché de la Mer-Rouge, et en apportant aux marines de la Méditerranée les provisions de bord dont la rareté les afflige souvent.

On fait la guerre pour arriver à la paix, et la Russie ne sera pas exclue par ses ennemis actuels du partage des bienfaits d’une révolution qui s’accomplira peut-être sans son concours. Elle possède, de l’embouchure du Danube au pied du Caucase, 750 lieues de côtes : l’étendue des huit gouvernemens entre lesquels elles sont divisées est de 856,592 kilomètres carrés, et leur population de 4,012,400 habitans. La France n’aurait pas à ce compte plus de 2,487,000 âmes. La plus grande partie de cette surface est condamnée, par l’aridité du sol et la rigueur du climat, à n’avoir d’industrie que le pâturage, et d’agriculteurs que des nomades; mais il existe en arrière des provinces fertiles, et indépendamment de l’action que pourront exercer, des chemins de fer faciles à ouvrir, trois grands fleuves entièrement russes, — le Dniester, le Don, le Borysthène, — dont les bassins réunissent une superficie totale de 935,352 kilomètres carrés, débouchent dans la Mer-Noire.

Les rapports de cette partie du bassin de la Méditerranée avec le revers méridional de l’isthme de Suez ne seront pas sans importance. Odessa, Sébastopol et Caffa sont plus près d’Alexandrie que Trieste; Taganrog n’en est pas plus éloigné que Marseille. Les denrées généreuses qui empruntent au soleil des tropiques quelque chose de sa chaleur vivifiante ne sont nulle part plus nécessaires à l’homme qu’au milieu des frimas de l’ancienne Scythie; elles y sont l’antidote de l’âpreté de la température, le véhicule de l’activité du corps et de l’esprit. La Russie, de son côté, regorge de grains, de troupeaux, de bois, de fer, de chanvre, de ce qui manque aux contrées équinoxales, et de ce qui sert à la construction des navires, dont les progrès du commerce augmenteront le nombre. Les objets d’échange seront trop multipliés, l’attraction trop forte entre ces deux pôles opposés, pour que le courant qui s’établira de l’un à l’autre n’entraîne pas des hommes et des idées aussi bien que des intérêts, et ne dépose pas sur les rives de la Mer-Noire les germes d’une bienfaisante transformation.

Il est superflu de remarquer que la Turquie et la Grèce étant en même temps les pays les plus reculés sur la route actuelle de l’Inde et les plus rapprochés de la nouvelle, ils seront, indépendamment de considérations qui trouveront plus loin leur place, ceux qui gagneront le plus au percement de l’isthme de Suez.

Cet aperçu des intérêts généraux que desservirait le canal de la