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lorsque je reçois des envois de vieux livres de mon frère, qui est à Edimbourg. Quelquefois il achète tout l’étalage à la fois. Je crois qu’il apprend par cœur chacune des lignes de mes livres.

Le lendemain, je trouvai le vieil amateur bouquinant selon sa coutume, mais il avait le cou très couvert, et j’entendis une toux sèche qui m’expliqua ce changement à son costume habituel. Je me décidai à saisir cette occasion d’entrer en conversation avec lui.

— Vous êtes bien enrhumé, monsieur.

— Hum ! me répliqua-t-il avec un signe de tête affirmatif.

— Il fait mauvais temps pour sortir aujourd’hui, ajoutai-je.

— Eh ! qui vous a donné le droit de me dire s’il fait beau ou mauvais temps, et si je dois sortir ou non, je vous prie ? Qui êtes-vous ?

— Vous pouvez bien m’adresser cette question, répondis-je en souriant, car bien qu’il y ait déjà deux ans que nous échangeons nos saluts chaque matin, voilà, je crois, la plus longue conversation que nous ayons eue ensemble. Je suis médecin, monsieur ; je demeure dans le voisinage, et en vertu de ma profession, je me crois capable de dire s’il fait un temps convenable pour un malade.

— Un médecin ! je m’en doutais. Et vous désirez que je tombe entre vos mains, n’est-ce pas ? Je n’aime pas les médecins. La médecine n’est que du charlatanisme. Ce sont les médecins qui remplissent les cimetières.

En parlant ainsi, le vieillard parcourut avec plus d’avidité encore le livre qu’il tenait avant mon arrivée, et ne daigna plus me répondre.

La toux persistait cependant, et lui donna bientôt quelque inquiétude, car les jours suivans il me sembla qu’à son tour il désirait me parler ; mais j’avais reçu une telle leçon, que je n’avais garde de rompre la glace. Enfin un jour, après un violent accès de toux, il me dit : — Vous êtes jeune, et vous n’avez pas encore appris la moitié des charlatanismes de vos aînés. Venez chez moi, si cela vous plaît, à dix heures, demain matin ; peut-être pourrez-vous me donner quelque chose pour me faire passer cette maudite toux, la seule maladie que j’aie eue dans ma vie. Je ne crois pas que vous y puissiez rien ; mais attrapez-moi tout l’argent que vous pourrez, voilà tout. — Puis il tira de sa poche un vieux portefeuille qui aurait pu lutter d’antiquité avec les bouquins de M. Mac Tavish, libraire écossais devant la boutique duquel nous nous rencontrions chaque jour : il écrivit son nom et son adresse sur une feuille blanche et me la donna. En passant dans Broadway, je jetai un regard sur cette feuille, et je lus cette adresse : « M. W…, Maiden-Lane. » Je reconnus le nom d’un des hommes les plus riches de la ville, vieux garçon d’habitudes excentriques, qui menait une vie très solitaire en compagnie