Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 9.djvu/118

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Trois nouvelles années s’écoulèrent, et j’avais à peu près oublié Edouard Marsden, lorsqu’un jour à Philadelphie, où j’étais allé pour affaires, en passant dans Market-Street, j’entendis une voix bien connue offrir aux piétons une voiture de place ; je tournai la tête : c’était Edouard Marsden, le fouet à la main, et essayant de son mieux de faire concurrence aux autres cochers de fiacre. Je montai immédiatement dans sa voiture, et lui ordonnai, en déguisant ma voix, de me conduire à une localité située à un mille de là en dehors de la ville. Lorsque je fus arrivé au village que j’avais désigné, j’entrai dans une taverne ; je demandai une chambre particulière, et je priai le maître de la taverne de m’envoyer le cocher.

Dès qu’il entra, je me levai, je marchai droit à lui, et, lui prenant la main, je lui dis : — Est-il possible que ce soit là Edouard Marsden ?

Il rougit, balbutia quelques paroles confuses, et finit par me dire : — Oui, c’est moi, et vous, vous êtes le docteur ***. Je vous ai vu hier, et je vous ai évité pour des raisons que vous pouvez comprendre.

— Mais comment en êtes-vous venu là ? Un homme de votre talent et de vos connaissances, aussi bas que la fortune puisse l’avoir fait descendre, peut encore se relever et trouver une position mieux assortie à son éducation que votre nouveau métier.

— Me relever, dit-il avec un sourire sardonique qui donna une expression sinistre à sa physionomie, me relever ! Un homme peut-il se relever, lorsqu’il a perdu sa réputation, son rang, la sympathie de ses amis, tout enfin ? Un homme peut-il se relever, lorsque toutes les puissances du ciel, de la terre et de l’enfer semblent avoir conspiré pour en faire un vil reptile, bas et rampant, au lieu d’en faire un être créé à l’image de Dieu, comme disent hypocritement les prêtres ? Un homme peut-il se relever, lorsqu’il n’a pour apaiser sa faim que les quelques cents qu’il gagne en travaillant du matin au soir, et lorsqu’il n’a pour se reposer que les taudis hantés par les membres les plus vils de la plus vile canaille ? Me relever ! James, excusez-moi ; cette rencontre me rappelle trop vivement les jours de mon enfance, elle me rappelle trop vivement ce que je suis et ce que je dois être désormais jusqu’à ce que mon cadavre soit retiré de quelque rivière dans laquelle je me jetterai pour faire justice de mon individu et débarrasser le monde de ma présence !

Pendant qu’il parlait, sa physionomie avait repris quelque chose de son expression d’autrefois ; mais lorsqu’il se passionna, j’y vis reparaître une empreinte de désespoir et d’inquiétude diaboliques.

— Me relever ! docteur. Voulez-vous donc me rendre fou plus tôt que mon heure ? Ah ! le diable peut donc se relever des profondeurs