Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 9.djvu/114

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Je lus ces lignes avec dégoût. Voilà donc, me dis-je, les sentimens qui existent dans le cœur d’une coquette ! Pauvre homme dont miss P… va porter le nom, je vous plains ; vous avez planté dans votre côté une épine qui vous tourmentera toute la vie.


V. — LE PRODIGUE.

Édouard Marsden avait été mon compagnon d’études à Harvard-University. Nous étions amis intimes ; nous avions partagé les mêmes travaux et les mêmes plaisirs, je dois le dire à ma honte, car Édouard Marsden, fils unique d’un marchand retiré, disposait, pour satisfaire ses goûts et fournir à ses dépenses, de plus d’argent que n’en a d’ordinaire le fils d’un petit fermier comme moi. Tout le monde aimait Édouard ; mais les professeurs du collège et les familles du voisinage le considéraient comme un modèle d’étourderie et de légèreté qu’il n’était pas bon d’imiter, et quoiqu’il plût beaucoup par ses manières aux jeunes femmes, dans aucune des familles qu’il fréquentait on n’eût voulu l’accepter pour gendre.

Jamais on ne vit Édouard Marsden appliqué à ses études, et cependant il était toujours un des premiers de sa classe. Lorsqu’il avait passé toute sa journée à pêcher, à chasser, à monter à cheval, il se retirait dans sa chambre, et travaillait avec ardeur jusqu’au jour. Édouard s’occupait de médecine par plaisir et plutôt pour avoir une profession nominale que pour toute autre chose. Il avait étudié le droit pendant deux ans, et l’avait mis de côté, parce que, disait-il, c’était une étude trop aride et trop ennuyeuse pour un gentleman, trop pleine de chicane et de doubles sens pour un honnête homme ; puis il se mit à étudier la chimie avec ardeur pendant un an, et la laissa de côté aussi sous je ne sais quel frivole prétexte. Il se mit à corriger et à retoucher un volume de poésies qu’il destinait à la presse. Ces poèmes ne furent jamais publiés, et un soir, après avoir bu un peu trop, il en fit un superbe auto-da-fé en dépit de mes remontrances. Lorsqu’il eut abandonné les muses, il jura qu’il serait artiste. Il s’en retourna chez ses parens, et y resta six mois, au terme desquels je fus très surpris de le voir un jour entrer dans ma chambre en me déclarant qu’il reprenait l’étude de la médecine. Il continua en effet cette étude jusqu’à la mort de son père, qui suivit de quelques jours seulement l’époque où il atteignit sa majorité. Son père n’était pas aussi riche qu’on le supposait ; cependant Édouard Marsden se trouvait encore à la tête d’une belle fortune. Trois mois s’étaient passés depuis ce moment critique dans la vie d’Édouard quand il vint me voir, resta avec moi quelques jours, et paya un grand