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j’étais sûr de le retrouver le lendemain dans un état désespéré, car il profitait de tous les courts instans de répit que lui laissait la maladie pour travailler à sa grande peinture, dont il ne laissait approcher personne, et qui semblait lui inspirer une inexplicable épouvante. Lorsqu’il était en proie au délire, il parlait souvent de quelque objet terrible que je soupçonnai relatif à ce mystérieux tableau, et son effroi était tellement violent que sa femme le ressentait elle-même, et que j’étais parfois saisi de frissons. Dans ces momens, il était doué d’une force quasi-surnaturelle, et nous ne pouvions réussir à le maintenir tranquille dans son lit. Il se levait, le visage et la poitrine en sueur, les yeux sortant de leur orbite, et s’écriait : « Arrière ! va-t’en ! va-t’en ! ce n’est pas moi, démon ! mauvais esprit ! ce n’est pas moi. Je n’ai fait que le peindre ! Ah ! il vient ! O Dieu ! sauvez-moi. » Puis il retombait sur son lit sans connaissance : le sang s’échappait de sa bouche et de ses narines, et une sueur abondante baignait son visage.

Quelques semaines s’écoulèrent pendant lesquelles les mêmes scènes se renouvelèrent plusieurs fois. Enfin je reçus un matin le billet, suivant : « Oh ! docteur, venez vire, je vous en prie. Je crains que mon mari ne soit à l’agonie. Oh ! docteur, ce tableau, c’est trop horrible ! — Katrina Janssen. »

Je me fis conduire immédiatement au logement des Janssen, je frappai à la porte : on ne répondit pas. J’entrai, et je trouvai Mme Janssen évanouie auprès du cadavre de son mari. Il était mort évidemment dans un de ces délires qui lui étaient habituels. Le mystère était expliqué. Le rideau, qui était toujours tiré devant le chevalet, avait été déchiré ; le mort le serrait encore d’une main, et de l’autre tenait une barre de fer qu’il n’aurait pu soulever dans ses momens de raison et avec laquelle il avait troué la toile. Je vis donc le fameux tableau dans toute son horrible perfection, dans sa monstruosité réelle et sa hideur effrayante, propre à troubler l’âme et à glacer le sang. Savez-vous, lecteur, quel était le sujet de ce tableau qui avait occupé si longtemps l’imagination de Hans, auquel il avait travaillé nuit et jour, et qui avait absorbé ses facultés au point de déterminer chez le jeune peintre un commencement de folie ? Cet horrible sujet était celui-ci : Satan assis sur un trône de feu supporté par des colonnes de serpens, environné par sa cour de démons, et recevant une âme damnée. — Cette hideuse conception était exécutée avec une épouvantable minutie, qui faisait dresser les cheveux sur la tête et qui exerçait sur le spectateur la fascination que l’œil du serpent à sonnettes exerce, dit-on, sur ses victimes. La beauté terrible du roi du mal faisait contraste avec les visages repoussans des démons qui composaient sa cour, et dont chacun exprimait une des mauvaises passions