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regardant, je songeai malgré moi à une acrobate en retraite. Cette sultane avait été fort belle, et sa beauté n’avait pas encore complètement disparu; son teint offrait un curieux mélange du hâle produit par le soleil et d’une série de couches de peinture sous laquelle le tissu primitif n’était guère visible. Ses grands yeux vert de mer étaient extraordinairement cernés : on aurait dit des gouttières ou même des réservoirs pratiqués au-dessous de la glande lacrymale, pour recueillir les torrens destinés à s’en échapper. Sa bouche, grande et bien modelée, laissait voir des dents encore fort blanches, mais trop écartées les unes des autres, et paraissant branler dans des gencives dont le rouge trop vif et l’enflure maladive éveillaient de déplaisantes pensées. Elle dédaignait apparemment les perruques de poil de chèvre, car elle portait ses propres cheveux, mais teints en rouge orangé. Sa toilette était non pas soignée, mais recherchée, et formait un frappant contraste avec celle de ses enfans, qui étaient vêtus comme de petits mendians. Aussi longtemps que son mari fut présent, elle se montra aussi timide et aussi effarouchée qu’une très jeune mariée le jour de son mariage, se couvrant le visage de son voile, de ses mains, de tout ce qui se trouvait à sa portée, et ne répondant que par monosyllabes. Le nez tourné contre la muraille, elle réprimait de petits éclats de rire nerveux, paraissait prête à fondre en larmes à la première occasion favorable, renouvelait enfin les petites manœuvres que j’avais vu exécuter si souvent par des femmes placées dans la même position, et dont les maris orientaux se montrent toujours flattés. — C’est le sentiment de leur infériorité qui les trouble ainsi, se disent-ils. L’infériorité de ceux qui nous entourent supposant nécessairement notre propre supériorité, les maîtres d’un harem prennent pour un compliment l’embarras que cause leur présence. Le sentiment dont il est ici question n’appartient exclusivement d’ailleurs ni à une nation ni même à l’un des deux sexes : il fait partie des élémens dont se compose la nature humaine.

Après avoir joui quelque temps du trouble charmant qu’il occasionnait, et m’avoir suppliée à plusieurs reprises de ne pas faire attention à sa femme, qui n’était qu’une Turque, le bey nous quitta en disant que je ne tirerais pas un mot d’elle aussi longtemps qu’il serait là. Lorsqu’il eut dépassé le seuil de la porte, je me tournai vers sa femme, et je crus d’abord qu’elle avait disparu par une trappe, ne laissant derrière elle pour la représenter que ses nippes arrangées en paquet. Une légère ondulation dans cet amas informe m’avertit de mon erreur, et bientôt le visage enluminé de ma belle hôtesse en sortit comme d’un nuage. Le bouquet d’adieu de son cher époux l’avait jetée dans une si grande émotion, qu’elle s’était vue dans la