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même couleur : c’est un domino qui ressemble à tous les dominos; Les dames turques sont donc assurées de garder leur incognito aussi longtemps qu’il leur plaît, et l’infidélité n’est point accompagnée de danger. Dès lors, pourquoi seraient-elles fidèles ? Serait-ce par amour pour leurs maris ? Elles les détestent. Serait-ce par respect de leurs devoirs ? Le mot même de devoirs n’a pour elles aucune signification. Elles font donc l’usage qui leur plaît de la liberté que les mœurs leur accordent. On peut en appeler aux Européens qui ont habité Constantinople : ils avoueront, s’ils veulent être sincères, qu’ils ont noué plus d’une intrigue amoureuse dans les rues ou les bazars. La morale de ceci, c’est que les meilleures précautions ne valent rien là où l’idée du devoir a disparu.

D’après ce que je viens de dire des façons que les maris orientaux emploient envers leurs épouses, on pourrait croire que la brutalité forme le fond de leur caractère. Rien ne serait plus faux, car le Turc de tout âge et de toutes les classes de la société a reçu de la nature une politesse, une délicatesse et une douceur de manières que les Occidentaux n’acquièrent qu’après de longues études, de pénibles efforts et moyennant une contrainte pour ainsi dire éternelle. Jamais un Turc ne se rendra coupable ni d’un mot ni d’un geste dont une femme puisse se trouver offensée, et s’il traite la sienne à peu près comme un être privé de raison, c’est qu’en vérité elle ne fait rien pour s’élever à une condition meilleure. Aussi je voudrais qu’on vît la mine embarrassée et scandalisée d’un Turc placé entre une femme d’Europe et son troupeau d’odalisques[1]. Il rudoie ses femmes plus encore que de coutume, il leur impose silence chaque fois qu’elles entr’ouvrent les lèvres, il les éloigne sous un prétexte ou sous un autre; il jette sur l’Européenne des regards en dessous pleins de crainte et de méfiance, et il répète à chaque instant : « Ne faites pas attention à ce qu’elles disent, ce sont des Turques ! » ou bien : « Vous me trouvez bien grossier avec ces femmes, n’est-ce pas ? Que voulez-vous ? ce sont des Turques! » — Eh mon Dieu! oui, ce sont des Turques, dans le sens que vous donnez à ce mot, c’est-à-dire des créatures sottes et dégradées; mais qui les a rendues telles ? Et pourquoi le nom donné à vos compagnes est-il devenu le synonyme de tout ce qu’il y a de bas et d’inculte parmi les femmes ? Parce que vous avez constitué la famille dans l’intention exclusive de multiplier vos jouissances sensuelles. Vous avez voulu que la femme vous fût soumise comme un esclave : que peut-elle être, sinon un esclave ? — Mais j’ai peut-être trop prolongé déjà ces réflexions

  1. Odalisque signifie littéralement femme de chambre, ou plutôt femme pour la chambre! Il faut apprendre le turc pour voir s’envoler ainsi ses dernières illusions !