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pourrai peut-être aussi y achever mon grand tableau, et si je réussis à y gagner beaucoup d’argent et à y conquérir la renommée vers laquelle je soupire, nous reviendrons en Danemark.

Ils partirent donc, mais l’Amérique ne fut point pour eux la terre promise qu’ils avaient espérée. Le manœuvre, l’homme de peine, l’ouvrier, pouvaient trouver places, travail et salaire, mais non pas l’artiste. Le goût des arts n’était pas alors répandu en Amérique comme il l’est aujourd’hui, et tous les objets d’art dont on avait besoin étaient encore importés d’Europe. De longues et pénibles années se passèrent, deux autres enfans vinrent accroître la famille ; l’artiste lutta contre une misère invincible et tomba malade. Cependant, malgré ses souffrances, il se faisait chaque jour rouler sur un sofa dans sa chambre pour ajouter quelques coups de pinceau à son grand tableau ; mais enfin la maladie fut la plus forte, et il fut obligé de garder le lit. Sa femme, apprenant que quelques amis de sa famille se trouvaient pour affaires à Boston, résolut d’y aller pour leur exposer la situation de son mari et en tirer quelques secours, mais le voyage n’eut aucun résultat ; les personnes qu’elle allait solliciter s’étaient déjà réembarquées avant son arrivée, et c’était à son retour à New-York que mes nièces avaient fait sa connaissance en voiture publique.

Je glanai tous ces détails pendant plusieurs visites successives. Le premier jour que je vis mon malade, il était endormi, et je ne voulus pas permettre qu’on le réveillât. La couleur de ses joues, sa respiration embarrassée, le bruit sourd qu’elle rendait en s’échappant, tous ces signes irrécusables me convainquirent que le patient était en proie à cette maladie contre laquelle l’art humain n’a pas de remède. Je revins le lendemain, et je trouvai l’artiste levé. Hans Janssen avait dû être extrêmement beau, autant au moins que des traits expressifs et une physionomie animée peuvent constituer la beauté. Il ne me parut point âgé de plus de quarante ans, quoique la maladie, les soucis et la souffrance l’eussent vieilli prématurément. Nous parlâmes de sa profession, et je le trouvai très instruit, non-seulement dans son art, mais encore dans toutes les autres branches du savoir humain. J’essayai de l’encourager et de l’amener à recevoir mes visites comme médecin, visites qu’il me paierait, lorsqu’il serait guéri, en portraits et en peintures de divers genres. C’était le seul moyen de le faire consentir à recevoir mes soins, car il était susceptible et reculait devant la pensée de devoir un service ; il avait le tempérament nerveux et irritable qui accompagne presque toujours le vrai génie, et cette irritabilité en faisait le plus capricieux malade qui se puisse imaginer. Il ne voulait prendre que les médecines qui lui plaisaient et à l’heure qu’il lui plaisait. Si je l’avais quitté un jour mieux portant,