Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 9.djvu/1036

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

elles le sont positivement. Plus d’une fois il m’est arrivé d’épuiser la somme avec laquelle j’avais compté atteindre la résidence d’un banquier avant d’avoir fait la moitié du chemin. Qu’aurais-je fait en Europe en pareille circonstance ? J’aurais interrompu mon voyage et écrit au banquier pour lequel j’avais une lettre de crédit de m’envoyer de l’argent là où je me trouvais; mais en Orient, grâce à l’irrégularité et à la lenteur des communications postales, le retard aurait pu se prolonger pendant plusieurs mois. Je ne fus jamais réduite à une si longue attente, car parmi les questions que m’adressaient partout mes hôtes et mes nombreux amis, celle-ci était rarement oubliée : « Auriez-vous besoin d’argent ? » Et, lorsque je répondais : « oui, » les mines ne s’allongeaient pas. Non, les offres de mes braves hôtes n’étaient pas de vaines formules de politesse. L’argent avait été offert, et il était apporté du même ton et du même visage. Ces sommes ont été restituées ponctuellement, je n’ai pas besoin de le dire; mais qui répondait à mes hôtes qu’elles le seraient[1] ?

Lorsque je quittai Adana, le guide qui marchait en tête de la caravane dépassait déjà les dernières maisons du faubourg, que le dernier cavalier de mon escorte n’était pas encore sorti de la cour de mon hôtel. Nous formions, on le voit, une procession qui présentait un aspect tout à fait imposant, et la population de la ville, pressée sur notre passage, dut se trouver satisfaite du spectacle que nous lui donnions. Toutes les personnes que j’avais connues pendant mon séjour à Adana, toutes celles qui étaient venues de Tarsus pour me voir, avaient voulu m’accompagner jusqu’à une certaine distance de la ville. Qu’on ajoute à ce cortège l’escorte du pacha et notre propre caravane, bagages, domestiques et voyageurs : on comprendra que nous pouvions occuper une moitié de la ville.

Et maintenant j’ai une confession à faire. Un départ n’est jamais gai, et malgré la courte durée de mon séjour à Adana et la date récente de ces amitiés nouvelles, je m’éloignais à regret de ce petit

  1. Une fois, — c’était dans un village au milieu du Liban, où j’avais été retenue pendant plus de quinze jours par une série d’accidens, — un moine de l’ordre des carmélites vint à passer et me demanda pourquoi je ne continuais pas ma route. Je lui répondis qu’ayant dépensé pendant cette halte forcée l’argent qui devait me conduire jusqu’à Homs, où des fonds m’attendaient, j’avais écrit pour que l’on m’envoyât de l’argent de cette ville. Le père revenait de Tripoli, où il était allé toucher quelques centaines de piastres. Il les tira du sac qui était attaché à la selle de son cheval et il me les remit en disant : « Mon couvent n’est qu’à quelques pas d’ici; moi et mes frères nous attendrons dans nos cellules plus aisément que vous sous vos tentes. En arrivant à Homs, remettez la somme à .... » Il me donna des instructions sur la manière de la lui faire parvenir, et il passa son chemin. D’autres fois je reçus le même témoignage de confiance d’un négociant, d’un Turc, d’un Franc et même d’un Arménien ! Était-ce à moi personnellement que s’adressait cette confiance ? C’était au voyageur, à l’hôte, car tout habitant d’une ville considère l’étranger qui s’y trouve comme son hôte.