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d’hommes à moitié couverts de haillons, enchaînés par les pieds et par les mains, tendaient les bras en demandant l’aumône. Il y avait parmi ces bandits de beaux visages et des tournures qu’eût aimées Salvator Rosa; mais il n’y avait là que la beauté des lignes et l’expression vive, puissante, de la passion brutale. Je ne dirai pas qu’il y eût sur ces visages de l’abattement; il ne suffit pas d’avoir une âme, il faut encore sentir la présence de cet hôte divin pour souffrir de sa déchéance, pour en être honteux, troublé, abattu. Grâce à Dieu, presque tous les criminels de notre société occidentale portent sur leurs fronts les traces d’une lutte plus ou moins récente contre leur perversité. Et cet air de triomphe même, qui éclaire si souvent le visage du criminel endurci, que fait-il, si ce n’est rendre témoignage de la réalité du combat ? Ici c’est autre chose. Je le dis à regret, mais le criminel n’est pas un homme d’une autre trempe que le sage. La loi humaine condamne certains actes, mais je suppose que la loi religieuse les passe sous silence, car si les coupables sont quelquefois punis dans leur personne, ils ne souffrent nullement dans leur réputation. Jamais dans aucun pays je n’ai vu un si grand nombre d’hommes entrer en prison et en sortir avec autant de facilité et d’indifférence.

Pour ne parler que des prisonniers parqués derrière la palissade dans la cour du pacha, ils avaient le regard aussi assuré, plus assuré que nous qui les regardions. Je ne pouvais me défendre de voir en eux des hommes d’une autre nature que la nôtre, ignorant véritablement la signification des mots vice et vertu. On m’a signalé plusieurs fois en Europe de grands criminels comme incapables de comprendre ces deux mots; mais on les jugeait mal : personne dans la société chrétienne n’ignore la distinction du vice et de la vertu. C’est en dehors du christianisme, c’est même en dehors de la simple nature, c’est au sein d’une civilisation presque aussi ancienne que la civilisation chrétienne, mais fondée sur de tout autres bases, qu’il faut chercher ce phénomène : un homme sans conscience !

J’aperçus aussi un groupe peu nombreux blotti dans un coin de la cour, sous une espèce d’auvent qui s’avançait au-dessus d’une fenêtre. Ces hommes contrastaient par le costume et par l’attitude avec le reste de cette curieuse population. C’étaient de riches négocians arméniens d’Adana qui venaient, pour la vingtième fois peut-être, solliciter une audience qu’on oubliait toujours de leur accorder. Les sujets chrétiens du sultan n’ont rien à craindre maintenant, ni pour leurs personnes, ni pour leurs richesses; mais les fils des victimes sont naturellement timides. A voir leurs turbans noirs, leurs longues robes ternies et trouées, l’expression humble et craintive de leurs visages, la ligne invariablement courbe de leur épine dorsale,